Chapitre 24 - Deuil

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Le monde qui s'étalait devant moi était fade. Un peu comme s'il avait perdu ses couleurs à la machine à laver. Des points sombres ou lumineux éclataient sur ma rétine, obstruaient ma vue. Quelque chose ne tournait pas rond, mais mes pensées m'échappaient dès que je tentais de les saisir.

J'avançais avec peine, la terre se dérobait sous moi. Le corps de biais, je titubais tel un navire pris entre deux vagues, tel un faon qui apprend à marcher. Mon corps rebelle se soustrayait à ma volonté. Arrête-toi, lui disais-je, et mes pieds foulaient le sol de plus en plus vite. Réveille-toi, m'ordonnais-je, mais je demeurais la prisonnière de ce songe.

Je me vis franchir une porte aux contours vacillants et entrer dans une pièce, haute de plafond, baignée de lumière. Là, je sus : j'étais dans le gymnase de mon lycée. Les lignes tracées au sol, les instruments de sport et la table du professeur avaient disparu, mais c'était lui. C'était lui sans être lui.

Je fis quelques pas vers les larges baies vitrées, qui laissaient entrer les rayons incandescents du soleil. Pourtant, l'astre du jour ne me réchauffait ni ne m'aveuglait. C'était un soleil fantôme, que je fixai sans me détourner.

Je restai là, à observer la cour, qui n'était pas la cour, les arbres qui dansaient, le ciel qui paraissait une mer argentée, et j'attendis. J'attendis ce pour quoi j'étais là et, bientôt, deux mains tels des papillons se posèrent sur mes hanches.

Elles étaient grandes, ces mains. Des mains d'homme. Peu à peu, elles s'enfoncèrent dans ma chair, et mon corps les reconnut. Elles faisaient partie de moi comme je faisais partie d'elles.

Un sentiment de plénitude me prit, et je basculai vers l'arrière. Je me renversai contre celui qui m'enlaçait avec la sensation d'être la pièce manquante au puzzle de son corps. J'étais enveloppée dans un cocon de chaleur et de bien-être, insouciante des doigts qui se promenèrent sur mon ventre et des lèvres qui chatouillèrent mon oreille.

Jusqu'à ce que celles-ci s'entrouvrent pour laisser passer une voix de velours qui me fit devenir statue :

— Montre-moi, Alicia. Montre-moi de quoi tu es capable si tu veux les sauver.

Mon sang se transforma en givre, et je poussai un cri silencieux quand un bruit sourd éclata dans mon dos.

Soudain, ce n'était plus la cour que je voyais, mais l'intérieur du gymnase. Au centre, un corps. Un pantin désarticulé abandonné par terre. Dans un sursaut d'effroi, je reconnus Nika. Ses longs cheveux noirs l'enveloppaient tel un linceul de ténèbres.

L'étreinte était devenue dangereuse. Les bras s'étaient transformés en serpents qui s'enroulaient autour de ma taille et serraient, serraient à m'en couper le souffle. La voix grave chuchotait son rire inhumain, qui se moquait de mes efforts vains pour hurler. J'étais captive de ce monstre qui hantait mes nuits délirantes, condamnée à assister au spectacle des corps qui se mirent à tomber du ciel.

Sandy percuta la terre comme une poupée de chiffon. Puis Frédéric, dont le crâne explosa sur le parquet clair. Michael, qui rebondit comme un vulgaire ballon. Mon frère. Ma sœur. Mes parents. Les cadavres s'accumulaient sous mes yeux horrifiés, et la main ensanglantée de Shawn tenait mon menton pour m'obliger à regarder.

— Libère ce pouvoir, ou je tuerai un autre de tes proches. Et un autre après lui, et encore un autre, et encore un autre...

Et à mesure que Shawn chantait ses promesses funèbres, les corps continuaient de chuter dans une averse sinistre. Des cadavres aux traits familiers qui, de leurs yeux vides, me désignaient comme coupable de leur malheur.

Incandescence - Livre I - L'éclat de l'acier [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant