II.8 (a) 🐺

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Ce matin, Achille est absent.

Je passe devant la salle de bain à pas de velours. Suzanne, dos à la porte, est occupée à nettoyer l'évier. Je descends l'escalier sur la pointe des pieds dans mon short troué. Arrivée dans le hall, je m'empresse d'enfiler mes nouvelles tennis, déjà couvertes de terre.

Au moment de me faufiler au-dehors, une brise provoque une vague de chair de poule sur mes bras, même recouverts par les manches tombantes du t-shirt noir de Jérémy. Je grimace. Sur le clou, près de la porte, est suspendu mon nouveau gilet rouge à capuche. Je le décroche d'un coup de main et mets les voiles.

À peine ai-je fait quelques pas pour m'éloigner de la maison que ma conscience me rattrape. Elle se matérialise par deux béquilles crissant sur les gravillons.

— Qu'est-ce que tu fais ?

Je cesse d'avancer. Le ton de sa voix est une mise en garde. Je fais taire l'intuition qui me souffle que si je ne pars pas maintenant, ce ne sera jamais.

Je me retourne.

— Je visite le domaine, Jiminy, répondis-je à ma sœur aussi innocemment que possible.

Peine perdue.

— On n'a pas le droit d'aller dans la forêt, rétorque-t-elle. Et tu pourrais t'y perdre.

Campée sur ses appuis, Soleïane affiche un air décidé et autoritaire. Ses cheveux, divisés en deux tresses, tombent sur les fines bretelles de son débardeur blanc, qui lui ajuste la taille. Ses mains sont crispées sur les poignées de ses béquilles.

Alors que d'habitude, elle est la première à faire des propositions de plan de fugue, c'est soudain devenu mal vu de faire des bêtises.

Le téléphone se met à sonner à l'intérieur du chalet. Bientôt, Suzanne descendra répondre et elle verra par la fenêtre ce que je m'apprête à faire. C'est le moment.

— Désolée, Sol. Tu n'es pas obligée de me couvrir, j'assume.

Ses yeux s'arrondissent d'effarement et, sans attendre une seconde de plus, je m'élance vers la forêt. Cette forêt qui m'appelait, depuis la fenêtre de ma chambre et même jusque dans mes cauchemars.

Je ne me retourne pas pour voir si Soleïane me poursuit, je sais qu'elle en est incapable dans sa condition. Au moins, elle ne se fera pas punir.

Je m'enfonce dans les feuillages à vive allure.

Après quelques centaines de mètres de course, je ralentis progressivement, haletante. Les yeux rivés sur mes pieds, je pose désormais chaque pas sans empressement.

Sous mes semelles, la mousse s'aplatit. Autour de moi, le vent fait s'agiter les branches d'épines ; le chant des oiseaux s'écoule dans l'air. Leur piaillement varie constamment, parfois entrecoupé par des sons plus stridents me faisant lever la tête. Certains spécimens de la même espèce se répondent. Les autres s'égosillent pour rivaliser de cacophonie. Leur désaccord sur le rythme et le tempo me fait perdre tout intérêt pour eux.

Un arbre particulièrement massif apparaît soudain au loin. Son ampleur fait tache au milieu des hêtres et des sapins. Je dirais qu'il s'agit d'un saule pleureur. Il semble vieux, car large de tronc. Au moins trois personnes, si ce n'est plus, seraient nécessaires pour en faire le tour. Ses grosses racines, épaisses comme ses branches, forment des vagues au sol, émergeant puis replongeant sous la terre successivement.

En m'approchant, je constate que les autres arbres ont déserté la zone à proximité, se tenant tous éloignés pour laisser respirer ce monument de la nature. Je suis parcourue d'un frisson ; le charisme de ce doyen végétal serait-il si puissant ?

Mon cœur cogne plus fort contre ma poitrine ; il veut sortir pour s'en approcher. Je l'écoute et avance d'un pas vers le saule.

Tout à coup, l'arbre se met à gronder. Je m'immobilise, perplexe. Je tends l'oreille. Rien, j'ai dû me tromper.

Je m'avance à nouveau, avec méfiance. Le grognement reprend, plus féroce. Je me fige, cherchant de vue le chien.

Là, de sous le feuillage tombant des lianes du saule, émerge une truffe sombre et brillante de perles d'humidité, s'ensuivent des babines retroussées sur des crocs polis, un cou poilu de crins sales et, enfin, de larges pattes griffues dessinant le corps d'un loup.

Mon cœur, anciennement si pressé de rejoindre cet arbre, est refréné par cette apparition. J'aimerais taper sur ma poitrine pour le faire redémarrer, mais je suis pétrifiée par la peur. L'animal s'arrête à quelques pas et m'observe de ses yeux verts. Je déglutis. Ses yeux sont verts. Ceux des loups sont censés être marrons ou oranges, non ? De plus, même si les loups sont de retour dans le massif vosgien, ils sont surveillés, m'a expliqué Suzanne. Impossible que c'en soit un.

Je me ressaisis, c'est sûrement un chien-loup. Pourtant, ne devrait-il pas plutôt avoir les yeux clairs, du genre bleu... ?

J'ose avancer d'un pas. L'animal se remet à grogner et je n'insiste pas. Je décide de m'accroupir, lentement, pour ne pas lui faire peur.

— Tout doux le chien, dis-je en tendant amicalement la main devant moi.

Piqué au vif, l'animal retrousse ses babines, dévoilant des canines bien plus pointues et bien plus grandes que celles d'un chien. Il se penche soudain sur ses pattes avant, la queue relevée en arrière d'un air menaçant.

Je recule instinctivement d'un pas. Le mouvement déclenche chez lui une autre flopée de grognements, plus secs, plus brusques, à la limite de l'aboiement.

Je me raidis, bloquée dans ma position accroupie.

Quelle idée m'a prise de vouloir faire copain-copain avec un animal qui se sent menacé ?

Je lève doucement les mains devant moi sans le quitter des yeux. Ses babines tremblent légèrement ; mes doigts aussi.

— Je m'en vais.

Ma voix n'est plus qu'un souffle auquel je m'accroche pour ne pas suffoquer. Ses yeux hypnotiques me font oublier une seconde son agressivité. L'électricité de ses anneaux vert sapin se hérisse sur les branches autour de nous.

Le grondement faiblit jusqu'à se confondre avec sa respiration, plus lente, à la manière d'un ronronnement de chat. Sa queue s'abaisse ; son cou ploie... puis se redresse, les oreilles pointées vers moi.

Je détale.


Je ne sais pas d'où je tiens cet instinct, mais je ne m'en débarrasserais pour rien au monde. J'évite l'attaque de l'animal en me jetant sur le côté, fuyant à toutes jambes vers les fourrées. Le loup bifurque aussitôt. Il se lance à ma poursuite.

Ses crocs fondent sur moi en une poignée de secondes. Sa mâchoire claque derrière mes mollets. Je sens son souffle chaud tremper ma peau. Dans un cri, je supplie mes muscles d'accélérer.

Les pulsations de mon cœur inondent mes tympans. Je ne vois plus où je vais. Mais j'imagine, avec une précision terrifiante, la gueule du loup se rapprocher de mon dos. En un saut, il sera sur moi. Je suis fichue. Je vais mourir.

À ce moment-là, je sens mon cœur battre plus brutalement, mes poumons tourner à plein régime : ma respiration s'est débloquée, je n'ai plus mal aux jambes et, aussi étrangement normal que cela m'apparaisse, je sens mes pupilles se dilater.

Les branches, jusqu'aux feuilles, s'extraient de la masse confuse en se détachant les unes des autres. Malgré la vitesse, le paysage se précise. Pourtant, je n'ai le temps de l'observer que pendant une courte seconde, car celle d'après, je ne vois plus rien.

Mes pieds se prennent dans le tapis de racines.


Voici enfin le chapitre pour lequel j'ai écris tout ce livre. Je voudrais remercier tout ceux qui m'ont lu jusqu'à présent, qui ont souffert la lecture de la première partie et persévéré. Je promets de m'améliorer à chaque chapitre, pour réécrire ce roman entamé il y a plusieurs année. Merci pour votre indulgence, vos conseils et vos encouragements. À bientôt pour de meilleurs chapitres, Rubi. 🧡

Enfants des Astres-Livre I : Nomen OmenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant