Bien que ce fût la fin de l'été, la chaleur était toujours accablante. Le soleil pesait de tout son poids sur la campagne, rôtissant allègrement tout ce qui avait le malheur de ne pas être à l'ombre. Les champs de blé s'étendaient à perte de vue, et il n'y avait personne sur le chemin de terre. Enfin, presque personne.
Deux chevaux au galop haletaient bruyamment, tirant sur le mors dès qu'ils apercevaient un carré d'herbe encore verte. Leurs deux cavalières n'avaient pas plus de dix-sept ans ; leurs boucles brunes, probablement coiffées en anglaises à l'origine, tressautaient sur leurs épaules. Les volants et les rubans de leurs robes claquaient comme des fanions dans la course.
Elles auraient elles-mêmes volontiers sauté à terre pour plonger toutes habillées dans le premier ruisseau, mais c'était un luxe qu'elles ne pouvaient pas s'offrir. Elles seraient déjà chanceuses si on n'avait pas encore constaté leur disparition. Le chemin devant elles se divisa en deux branches : un fossé séparait le croisement d'une grande étendue en friche, derrière laquelle se profilait une épaisse forêt. Sans hésiter, elles continuèrent tout droit entre les deux voies, sautèrent le fossé et continuèrent leur course à travers champ. Cette parcelle était presque laissée à l'abandon. On y emmenait parfois les animaux paître, mais cela restait rare. Les gens évitaient en général de s'en approcher, mélange de vieille superstition paysanne sans fondement et d'une méfiance plus récente, totalement fondée.
Les deux jeunes filles s'engouffrèrent ventre à terre sous le couvert des arbres, tandis que leurs chevaux faisaient voler terre et poussière. Une fois à l'ombre des feuillages denses, elles se sentirent plus légères et se dressèrent avec bonheur sur les étriers, pour sentir la brise siffler sur leurs joues. L'air était moins étouffant, il embaumait les aiguilles de pin et le lichen pourrissant. Elles pressèrent les chevaux et l'une, se prenant au jeu, distança rapidement l'autre. Cette dernière haussa les épaules, chassa les gouttes de sueur qui perlaient sur ses cils et ralentit l'allure pour éviter au cheval de déraper sur les pierres moussues. Elle passa devant une roche nichée entre les racines d'un grand chêne, marquée d'une entaille sur toute la largeur : aussitôt elle bifurqua vers un épais rideau de lianes. Les feuilles caressèrent son visage et s'attardèrent sur ses épaules lorsqu'elle passa au travers.
Le rideau cachait en réalité un autre sentier, beaucoup plus étroit et touffu, où la lumière filtrait à peine sous les arbres. C'était un long tunnel de fougères, de ronces et de pierres. Une faible lumière émanait de l'autre côté. La jeune fille frissonna. L'excitation se mêlait à la peur et l'angoisse.
Elle arriva à la clairière où sa sœur l'attendait déjà. Tout autour, la forêt bruissait doucement, les feuilles miroitaient dans les rayons du soleil. La jeune fille avait mis pied à terre, attaché son cheval à une branche, et l'attendait maintenant les bras croisés avec une moue boudeuse.
- Allez, c'est bon, passe-moi cette gourde !
- Certainement pas ! répliqua l'autre en prenant tout son temps pour descendre de cheval avec un grand sourire. Je vais la vider jusqu'à la dernière goutte bien fraîche, et peut-être que tu m'attendras la prochaine fois !
- D'accord, d'accord, je te demande pardon... Satisfaite ?
- Pour l'instant ! fit-elle en riant. Mais n'en boit pas trop. Ta figure est si rouge que toute l'eau risque de s'évaporer avant que tu n'en avales la moindre gorgée.
- Parlons de la tienne ! Et pendant que nous y sommes, tes cheveux sont dans un état, ma pauvre fille...
La remarque fut ponctuée d'un éloquent regard de travers pendant qu'elle buvait goulûment.
- Ah, c'est comme ça ? Ta robe a tellement de poussière dans ses plis, que même notre bonne n'en voudrait pas comme chiffon !
Lesdits chiffons étaient récurés trois fois par semaine au minimum. Sûrement les plus propres de tout le pays. Sa sœur prit le temps de boire encore un peu, sourcils froncés, cherchant une réplique qui ne venait pas. Elle en profita alors pour assener le coup de grâce :
VOUS LISEZ
In Memoriam
HorrorFrance, milieu du XIXe siècle. Elles avaient déjà lu des dizaines d'histoires de fantômes, persuadées d'être en sécurité, inséparables. Elles ne s'attendaient certainement pas à en vivre une. Lorsque la famille Corvey emménage dans un vieux manoir...