Chapitre III : Le couloir aux portraits

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Après le voyage, l'emménagement et le rangement des bagages, maîtres et domestiques étaient épuisés. Le dîner fut rapide et le couple Corvey alla dormir aussitôt après. Clara tombait de sommeil, mais elle mit un point d'honneur à venir souhaiter la bonne nuit à ses protégées avant de monter en dernier avec M. Giraud, telle le capitaine veillant sur son navire. Petit à petit, la maison devint silencieuse.

Malgré leur fatigue, les jumelles décidèrent de lire un peu malgré l'heure tardive. Juste un chapitre ! Dans la chambre, les livres trônaient en pile bien ordonnée sur le bureau. Calie se plongea aussitôt dans sa lecture, mais Alice se releva aussitôt en grognant : elle n'avait qu'un second volume, le premier avait été oublié dans la bibliothèque. Pieds nus et en chemise de nuit, elle risqua le bout de son nez dans le couloir et grimaça quand le grincement du parquet résonna entre les murs. Il n'y avait pas un bruit, mais les chandeliers étaient encore allumés. Curieux. Mais après tout, peut-être qu'il restait encore du monde en bas. Les domestiques allaient sans doute bientôt les éteindre en montant à l'étage de leurs chambres, et elle n'en avait que pour cinq minutes.

Le parquet craquait aussi dans le couloir. Comme toujours, c'est quand on souhaite être silencieux que l'on fait un boucan à réveiller les morts. Aussi marcha-t-elle sur la pointe des pieds, les yeux rivés sur le tapis rêche. Malgré la lumière des bougies, il faisait très sombre, à tel point qu'Alice ne distinguait même pas le bout du couloir. Le lustre avait-il déjà été éteint ? Les domestiques n'avaient pas pu oublier les bougies du couloir, c'était le risque assuré d'un incendie. Alice fixa nerveusement les portraits aux murs, sans oser croiser leurs regards. Il fallait reconnaître qu'ils étaient diablement réalistes, pour un peu, elle aurait pensé qu'ils la suivaient des yeux.

Elle entendit un bruit et se retourna, sur le qui-vive. C'était comme un murmure ou un froissement de tissu, mais elle ne put rien voir. Ou alors...

Elle avait la curieuse impression que les portraits avaient bougé. Dans le tableau à droite, l'homme en gilet et culotte semblait s'être rapproché imperceptiblement du bord du cadre, comme pour murmurer quelque chose à sa voisine en robe violette à panier. Elle aurait juré qu'ils l'observaient.

Alice s'asséna deux grandes claques mentales. Ce n'étaient que des portraits, de stupides portraits dans un couloir. Encore un peu et elle allait avoir peur de son ombre, quelle idiote ! Elle voulut continuer son chemin vers la bibliothèque... et resta clouée au sol.

Son corps refusait de lui obéir. Elle était complètement paralysée, paralysée par la peur. Impossible de savoir de qui ou de quoi, mais elle sentait la panique l'engluer comme un insecte dans une toile d'araignée. Son esprit commença à ruer comme un animal en cage. Elle n'aurait pas avoir peur, l'obscurité ne l'inquiétait normalement pas outre mesure. Il se passait quelque chose d'étrange, l'émotion lui tombait dessus sans qu'elle puisse lutter ou reprendre le contrôle d'elle-même. C'était une peur totalement irrationnelle et instinctive ; elle occultait tout, balayait la moindre pensée cohérente. Alice aurait voulu se défendre contre cette frayeur bizarre, se calmer, mais c'était comme si son corps était pris dans la glace. Elle avait la nausée. Impossible de penser, juste des questions, plein, trop. Pourquoi ? Pourquoi ?

Pourquoi cette peur lui tombait dessus d'un seul coup ?

Pourquoi ce couloir et ces tableaux ?

Pourquoi ne pouvait-elle plus bouger ?

Pourquoi faisait-il si froid tout d'un coup ?

Elle avait l'impression qu'on l'avait jetée dans un lac gelé. Elle avait les paumes moites, elle grelottait et transpirait en même temps. Elle essayait d'ouvrir la bouche pour appeler à l'aide, en vain. Autour d'elle, les portraits semblaient amusés par ses pathétiques efforts, leurs visages ne bougeaient pas, mais leurs yeux... Ils se délectaient du spectacle comme des gamins avec une loupe et un insecte. Alice voulait s'enfuir, dans un sens ou dans l'autre, peu importe. Mais non. C'était plus que de la peur : elle était prisonnière de son propre corps, incapable du moindre mouvement, au point que c'en devenait douloureux.

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