Le lendemain matin, l'apparition d'Alice et Calie fraîches et de bonne humeur - bien que visiblement très fatiguées - étonna tout le monde sans exception. Aux questions qu'on leur posa sur les évènements de la veille, elles répondirent tranquillement, en badinant comme s'il ne leur était rien arrivé de plus grave qu'un ongle cassé. Elles pouvaient sentir sur elles les regards croisés de Gabriel et Clara. M. Corvey était absent. Mme Corvey, elle, avait tenu à être présente : tant qu'elle n'était pas clouée définitivement au lit, elle tenait à assurer son rôle de mère et de maîtresse de maison. Elle se réjouissait de voir ses filles sourire à nouveau, bien qu'elle ne comprenne pas tout. Sa grossesse n'était pas encore arrivée à terme, mais son ventre était déjà très imposant ; bercée par cette matinée joyeuse, la première depuis longtemps, elle flottait dans son petit monde, en orbite autour du bébé.
Elle repensait à son ange gardien. La petite fille la visitait maintenant tous les soirs, sans exception. Mme Corvey l'attendait chaque fois avec impatience, sans en souffler mot à personne, sauf peut-être à Clara. Elle aurait voulu pouvoir câliner ce petit ange et la remercier pour sa présence, mais on aurait dit que la fillette ignorait le sens de son geste, lorsqu'elle la regardait en ouvrant les bras. Elle était lunatique, farouche et curieuse, avec de grands yeux si pénétrants que la future mère en frissonnait parfois. Quel étrange ange gardien !
Mais peut-être.. peut-être que ce n'était pas un ange, mais sa future petite fille ? A cette pensée, elle souriait malgré elle. Bien sûr, fille ou garçon peu importe, Mme Corvey serait comblée. Elle espérait seulement que son époux aussi saurait faire bonne figure.
Clara, la voyant si épanouie, se sentit incapable de lui parler, quand bien même elle avait juré de lui raconter tout ce qu'elle pourrait apprendre. Elle avait promis, elle ne comprenait que trop bien pourquoi sa maîtresse le lui avait fait promettre, seulement... elle craignait de la plonger de nouveau dans les affres de l'angoisse et de la culpabilité injustifiée. Ce bonheur factice ne durerait pas. Elle le devinait rien qu'en regardant Alice et Calie, qui essayaient d'être fortes et joyeuses, mais avec cette détermination presque inquiétante dans le regard.
De son côté, Gabriel enrageait de voir les jumelles ignorer ostensiblement ses regards et ses questions muettes. Il avait pourtant tellement besoin de réponses. Pour pouvoir protéger les jumelles, mais aussi pour lui-même. Clara lui avait affirmé qu'elles tenaient à lui, mais dans ce cas, pourquoi faisaient-elles aussi peu cas de lui ?
La lueur de triomphe qu'il avait cru discerner dans leurs yeux ce matin-là le rendait encore plus perplexe. Il ne pouvait savoir, pas plus que les autres personnes autour de la table, que pour la première fois, Alice et Calie avaient repris espoir.
Cette nuit-là, elles s'étaient entraînées sans relâche. Convoquer leurs pouvoirs, ouvrir une faille et la refermer, appeler Elanor et Orlane. Leurs professeures se montraient impitoyables, exigeant d'elles qu'elles repoussent leurs limites, jusqu'à sentir la faim ronger leur estomac. Elles leur avaient aussi appris comment se défendre.
"Vous devez réussir à vous blinder et à protéger votre esprit, si un fantôme tente de vous influencer ou de boire vos souvenirs. Et ils seront nombreux à vouloir le faire. Or, quand vous utilisez vos pouvoirs, vous êtes vulnérables : si vous n'en êtes pas conscientes, vous manipuler sera d'autant plus facile. Comme hier, vous ne remarquerez même pas qu'on vous entraîne d'un monde à l'autre."
Pour les forcer à se protéger, elles les attaquèrent, ne tolérant ni excuse ni esquive. Alice et Calie devaient bloquer leur mémoire, imaginer un mur ou focaliser leur attention sur autre chose, pour piéger l'assaillant dans une boucle sans le moindre sens. Bien sûr, elles étaient encore loin d'y arriver parfaitement et se retrouvèrent groggy à force de perdre des petits souvenirs, même s'ils étaient "sans importance" d'après les jumelles fantômes. Toutefois, en une soirée, Elanor et Orlane étaient forcées de reconnaître qu'elles avaient fait déjà de grands progrès, en particulier lorsqu'elles parce qu'elles agissaient ensemble et concertaient leurs efforts. Mais elles ne devaient surtout pas se surestimer.

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In Memoriam
HorrorFrance, milieu du XIXe siècle. Elles avaient déjà lu des dizaines d'histoires de fantômes, persuadées d'être en sécurité, inséparables. Elles ne s'attendaient certainement pas à en vivre une. Lorsque la famille Corvey emménage dans un vieux manoir...