C'étaient trois coups discrets et polis, un toc-toc-toc digne d'un gentleman bien sous tous rapports... sauf peut-être celui qui consistait à toquer à la porte de deux jeunes filles en pleine nuit. Les jumelles s'étaient changées en statues de sel. Quoi maintenant ? Une vision ? Un fantôme ? Un miracle ? Une catastrophe ?
Elles hésitaient, mais on frappa de nouveau avec la même délicatesse, comme si l'on craignait de les réveiller. Etait-ce Clara ? Il serait étrange qu'elle vienne les voir à cette heure-ci, mais peut-être qu'elles avaient réveillé quelqu'un... Avaient-elles hurlé ? Alice n'y tint plus et se leva, frissonnant quand son pied nu effleura le tapis froid ; l'idée d'une main crochue et visqueuse, sortant de sous le lit pour lui attraper la cheville, la fit s'écarter aussitôt. Calie descendit précautionneusement du lit à cause de sa jambe blessée. Le parquet grinça légèrement. Elles se dirigèrent vers la porte avec le chandelier à la main (préalablement vidé dans la cheminée) mais au moment de l'ouvrir, la peur les reprit. Elles se rappelaient les premiers cauchemars, cette force invisible qui les happait hors de la chambre, pour les piéger dans une version sans fin du couloir.
Calie toussota pour s'éclaircir la gorge, et une petite toux masculine lui répondit de l'autre côté du battant.
"Matthieu ?" articula silencieusement Alice pour sa sœur.
Calie haussa les épaules, perdue. Les doigts tremblants, elles ouvrirent la porte de quelques millimètres. La lueur d'une bougie filtra à travers l'entrebâillement. Elles risquèrent quelques centimètres de plus, Alice plaçant sa tête juste en-dessous de celle de Calie pour voir à son tour. Elle batailla pour placer la bougie sans se brûler et entendit au même moment un petit rire.
Elles se trouvaient nez à nez avec un jeune homme de leur âge. La faible lumière des bougies ne leur permettait de distinguer que deux choses avec certitude : ce n'était pas Matthieu et il avait les yeux d'un bleu incroyablement clair.
- Eh bien ! fit-il avec un sourire amusé. Bonsoir, Mlle Alice, Mlle Calie. Veuillez me pardonner, mais j'ai cru entendre crier dans votre chambre.
- Eh bien, bonsoir, monsieur, répliqua Calie sur la défensive, peut-être pourriez-vous vous présenter et nous dire ce que vous faites chez nous en plein milieu de la nuit !
- Je suis un modeste inconnu qui cherche à aider son prochain, dit-il avec un grand sourire.
La situation avait l'air de beaucoup l'amuser. A sa décharge, il avait devant lui une porte entr'ouverte sur deux visages identiques, les yeux écarquillés et superposés au-dessus d'une bougie.
- Un modeste inconnu, vraiment ? rétorqua Alice. Vous errez en plein milieu de la nuit pour jouer les marchands de sable, sans doute ?
- Vous avez de la répartie, reconnut le jeune homme avec un sourire toujours plus large. Vous avez gagné, je vais vous répondre, tendez l'oreille Mesdemoiselles...
Sans réfléchir, elles tendirent l'oreille. Elles ne savaient toujours pas qui il était, mais c'était probablement un fantôme... Or, il avait l'air de vouloir leur parler pour une fois ! Il semblait aussi savoir qui elles étaient. Il approcha son visage si près qu'elles ne purent s'empêcher de rougir en sentant son souffle sur leurs joues. Mais les fantômes ne respiraient pas...
- Je viens pour vous faire miennes, susurra-t-il avec une voix d'outre-tombe avant de moucher sa bougie et de souffler sur la leur.
Plongées dans le noir complet, les jumelles claquèrent aussitôt la porte. Derrière la porte, elles entendirent quelqu'un rire discrètement et s'éloigner. Alice, éberluée, revint de son étonnement pour lâcher une bordée de jurons qui auraient fait rougir un pirate expérimenté.
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In Memoriam
HorrorFrance, milieu du XIXe siècle. Elles avaient déjà lu des dizaines d'histoires de fantômes, persuadées d'être en sécurité, inséparables. Elles ne s'attendaient certainement pas à en vivre une. Lorsque la famille Corvey emménage dans un vieux manoir...