WARNING : Ce chapitre contient des scènes et des blessures violentes qui peuvent choquer les âmes sensibles. A vos risques et périls.
Elles marchèrent encore et encore, craignant que les loups ne se remettent à les pourchasser. Calie boitillait en silence ; elle avait enfoui le journal dans sa poche et le sentait battre contre sa jambe, mais elle refusait d'y penser et avançait mécaniquement. Alice faisait de son mieux pour l'aider si elle trébuchait, mais elles commençaient toutes les deux à fatiguer.
Elles ne cessaient de frotter leurs yeux et d'humecter leurs lèvres, la poussière de la tour leur avait asséché la peau. Elles avaient si soif que leur bouche entière et leur gorge leur semblaient faites de parchemin. Elles avaient faim aussi : leurs ventres vides grognaient comme des animaux coincés entre les intestins, les os et la peau. En n'importe quelle autre circonstance, on aurait pu parler de belle journée car il faisait beau et légèrement frais, avec un parfum végétal délicat et entêtant ; mais au diable la végétation, que n'était-elle liquide pour changer !
Il devait être plus de midi à présent. Tout leur corps était lourd et faible, elles étaient épuisées physiquement et moralement. Si un loup avait débarqué à ce moment-là, Alice se serait demandé si sortir le couteau n'était pas, tout compte fait, une perte de temps.
Après quelques minutes ou peut-être quelques heures, elles commencèrent à avoir des vertiges. La faim devenait douleur, elles regardaient chaque pousse d'herbe comme un appétissant steak bien juteux ; la couleur de l'écorce leur rappelait le chocolat, sa dureté les noix qui garnissaient les gâteaux de Clara. Elles voyaient les écureuils et les oiseaux de loin, et sentaient monter en elles des instincts de prédateur carnivore et désespéré, en pensant à la viande bien tendre et aux oeufs à faire cuire sous la braise. Tout ce que leurs sens leur apportaient devenait une torture culinaire, quitte à faire les associations d'idées les plus bizarres.
C'est pourquoi, lorsqu'elles entendirent le bruit de l'eau, elles crurent d'abord à une hallucination provoquée par la faim, la fatigue ou autre chose. Mais le bruit insistait, coulait dans leurs oreilles comme le chant des anges ; plus elles l'entendaient, plus elles avaient conscience de leur langue râpeuse comme du papier de verre. Elles suivirent le son, s'écroulant plus qu'elles ne couraient, si excitées qu'elles ne se rendirent compte qu'elles avaient trouvé le ruisseau que lorsqu'elles eurent les pieds dedans.
Alice aida Calie à s'asseoir et chacune but à grands traits. Ce fut comme boire du velours. Elles faillirent même se rendre malade à trop boire, car la fraîcheur de l'eau révoltait leurs estomacs vides. Calie soupira de bonheur en plongeant sa jambe blessée dans le courant. L'eau avait beau être trouble, c'était la meilleure qu'elles eussent jamais bue.
L'après-midi était désormais bien avancé, mais ni l'une ni l'autre ne voulait passer de nuit ailleurs qu'au manoir. Ou mieux, dans leur ancienne maison, où l'on ne trouvait ni loup, ni fantôme, ni créature cauchemardesque vomie d'un étang, ni poupées voleuses de visage. Elles se demandaient si on les cherchait. Probablement. Mais où les cherchait-on ? Pas dans la forêt en tout cas, sinon elles auraient entendu les cris... à moins qu'elles ne s'y soient enfoncées trop profondément. Quelle taille faisait cette forêt au juste ? Et Julia, qu'était-elle devenue ?
Alice revoyait encore et encore le sabot du cheval frapper la tempe de la jeune femme, son imagination rajoutant un bruit toujours plus horrible à chaque fois. Y avait-il une seule chance qu'elle ait survécu ? Quant à Calie, elle repassait dans sa tête les évènements de la tour, essayant d'assembler les pièces du puzzle pour en avoir moins peur. La ressemblance des deux fantômes la perturbait beaucoup. Mis bout à bout, tout ce qu'elles avaient vécu ne faisait aucun sens à ses yeux, et elle était trop épuisée pour distinguer ce qui était vraisemblable, probable, ou simplement délirant.
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In Memoriam
HorrorFrance, milieu du XIXe siècle. Elles avaient déjà lu des dizaines d'histoires de fantômes, persuadées d'être en sécurité, inséparables. Elles ne s'attendaient certainement pas à en vivre une. Lorsque la famille Corvey emménage dans un vieux manoir...