Alice et Calie convulsèrent, à bout de forces. Elles ne contrôlaient plus leurs membres, qui étaient parcourus de spasmes si violents qu'elles faillirent les briser elles-mêmes, dans l'étreinte capillaire de la créature. Les visions ne durèrent en réalité qu'une fraction de seconde, mais elles leur infligeaient à chaque fois la douleur et la peur de ceux qui étaient morts dans le lac. Elles agonisaient à répétition. Leurs larmes jaillissaient de façon incontrôlable, tout comme celles de la créature. Des larmes noires. Le monstre aussi revivait ces instants encore et encore.
Les mèches géantes se relâchèrent très légèrement pour laisser les jumelles respirer. Un éclat roux entra dans leur champ de vision, et deux mains bloquèrent leurs mâchoires.
- Vous n'allez pas mourir. Pas maintenant. Pas avant de payer pour vos actes et de voir votre famille réduite à néant, définitivement cette fois.
La voix de Julia était chargée de haine.
- Quand je suis revenue à moi, près du lac, je n'en revenais pas d'avoir été aussi aveugle. Vous m'avez menée en bateau tout du long. Mais c'est votre spécialité, n'est-ce pas ? Des calmants humains, des nourrices qui agitent une lueur d'espoir afin que les victimes se tiennent tranquilles jusqu'à l'abattoir. Ainsi, personne ne pensait à fuir, on vous confiait même ce que l'on n'osait pas dire aux docteurs. La pierre angulaire de l'asile, c'était vous.
Elle les relâcha avec dégoût, les mains crispées. Alice et Calie, hébétées, tremblaient comme des enfants. Devant leur comédie, Julia dut se retenir pour ne pas les griffer jusqu'au sang.
- Ils ont lu en moi. Ils ont su que je les comprenais, mieux que quiconque. Nous avons la même colère en nous. Alors j'ai décidé de les aider à se venger ; pour moi, pour eux, pour ma mère qui aurait très bien pu devenir l'un de vos "sujets".
La jeune femme recula, lentement. Elle se força à garder son sang-froid. Sa vengeance n'était pas seulement la sienne : quoiqu'il arrivât, elle devait rester ferme et forte.
- Je ne peux pas voir les fantômes comme vous. Je ne peux voir que lui, car nous sommes désormais liés : je les ai laissé boire tout leur soûl dans ma mémoire. En retour, ils ont été mes yeux et mes oreilles dans ce monde que vous appelez l'Errance. Ils m'ont révélé qui vous étiez, et ce que vous étiez devenues.
Elle ricana sans joie.
- C'est trop bête et en même temps si prévisible ! Vous ne pouviez pas vous contenter de votre petite mort, pas vrai ? Vous avez volé l'âme des véritables Alice et Calie, et vous ne l'avez même pas fait discrètement, il fallait en faire vos portraits crachés. C'est pathétique. Tout cela pour rassembler votre petite famille et recommencer votre règne de savants fous.
Alice et Calie, encore choquées par ce qu'elles venaient d'endurer, paniquaient complètement. Elles n'osaient pas croire ce qu'elles avaient vu. Comment Elanor et Orlane avaient-elles pu faire de pareilles horreurs ?! Elles leur avaient menti, elles les avaient manipulées... Depuis le début ! Sur quoi d'autre avaient-elles menti !? Il fallait absolument dire la vérité à Julia, il le fallait, mais la créature les bâillonnait toujours. Pas elles, pas elles, ce n'étaient pas elles ! Leurs yeux le criaient mais l'ex-préceptrice refusait d'entendre.
- Il fallait que je sache, continua-t-elle. Je devais tout savoir, toute la vérité. Il a fallu manipuler votre "père" pour accéder aux documents du grenier. Les fantômes absorbaient juste assez de ses souvenirs pour qu'il croie travailler de son plein gré. Toutefois, sa peur du scandale si tout venait à être révélé le rendait instable, aussi avons-nous favorisé ses retraites prolongées. De cette manière, il s'enfermait et ne trahissait pas mon secret. Gabriel d'Astembert n'était pas concerné par cette vengeance : il était une gêne, mais pas une cible. Heureusement pour lui, il s'est laissé manipuler assez facilement. Je suis enfin sortie à plusieurs reprises pour terroriser les villageois, mais au bout d'un moment, je n'ai même plus eu à le faire : les fantômes de l'asile s'en sont vite donné à cœur joie, avec une cruauté que je déplore. La mort du chef de village fut tragique, c'était un homme honnête. A mon grand regret, elle a magnifiquement servi mes desseins.
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In Memoriam
HorrorFrance, milieu du XIXe siècle. Elles avaient déjà lu des dizaines d'histoires de fantômes, persuadées d'être en sécurité, inséparables. Elles ne s'attendaient certainement pas à en vivre une. Lorsque la famille Corvey emménage dans un vieux manoir...