Il leur fallut un bon moment avant de trouver l'équilibre entre flotter et marcher. Après quelques vertiges et une ou deux chutes peu glorieuses, elles finirent par se déplacer comme si elles portaient des patins à glace. Cela leur rappelait le temps où, plus petites et plus insouciantes, elles allaient patiner sur le fleuve gelé près de chez elles. Courant derrière elles, Elanor et Orlane les sentaient repêcher ces souvenirs avec un tel naturel que c'en devenait douloureux, aussi s'efforçaient-elles de tromper leur envie et leur faim en surveillant les alentours.
Heureusement, elles allaient assez vite pour qu'on ne puisse pas les rattraper aisément. Quelques silhouettes affamées croisaient leur route, mais elles les dépassaient déjà à toute vitesse avant que l'on puisse les attaquer. Les grains de sable cendré roulaient sous leurs talons, la course devenait de plus en plus rapide. Le paysage, uniformément gris et plat, paraissait immobile malgré leur mouvement, rendant impossible toute estimation de vitesse. Grisées et surtout entraînées malgré elles, Alice et Calie ne repérèrent pas tout de suite l'asile. Il avait l'air abandonné, mais elles voyaient flou et n'avaient plus aucun contrôle sur leur marche envolée. A ce train, elles risquaient de finir par s'encastrer tête la première dans le mur de l'asile, aussi gris que tout le reste.
Elanor et Orlane, pragmatiques, enfoncèrent leurs talons dans le sol aussi fort qu'elles le purent, tout en retenant leur protégées par la main : un court instant, Alice et Calie restèrent suspendues en l'air et eurent l'impression d'être de véritables ballons d'hélium. Visiblement, les jumelles fantômes avaient eu la même idée car un éclat inquiétant illumina leurs prunelles. Avant qu'Alice et Calie ne puissent se raccrocher au sol, Elanor et Orlane sautèrent aussi haut qu'elles purent, sans plus opposer la moindre résistance à l'attraction de la faille.
Leur plan réussit à merveille : suspendues à leurs montgolfières vivantes, elles s'envolèrent avec elles directement vers le premier étage de l'asile, là où se trouvait la faille. Alice et Calie retinrent un cri de surprise, puis un cri de douleur lorsqu'elles se retrouvèrent plaquées contre le crépi du mur. Il leur fallut l'aide de leurs deux chaperons pour parvenir à monter sur un rebord de fenêtre, mais elles se retrouvèrent aussitôt collées aux barreaux comme si on voulait à toute force les faire passer au travers.
- Je suppose que la porte d'entrée n'était pas une option ? marmonna Alice.
- Trop prévisible ! répliqua Elanor. Nous aurons déjà bien assez de soucis avec ce qui nous attend à l'étage.
De l'autre côté des barreaux, elles pouvaient voir la porte d'une cellule grande ouverte. Sur le seuil se trouvait la faille. On aurait dit qu'on avait brisé l'air comme on brise un miroir ; les fragments gravitaient de façon anarchique autour de la plaie béante. Les reflets de ces débris changeaient en fonction d'où on se plaçait pour les voir, comme s'ils étaient toujours reliés à l'espace environnant. Tout autour, le vide commençait à se lézarder. Au centre, la faille n'était qu'un trou noir, de véritables ténèbres liquides et épaisses.
Quelques fantômes étaient attroupés autour. Aucun d'entre eux ne subissait d'attraction, mais ils tentaient timidement d'y passer la main, le bras, voire la tête, avant de revenir bien vite. Ils étaient clairement ici pour garder la faille et attraper les jumelles lorsqu'elles devraient la repasser. Par chance, ils ne semblaient pas s'attendre à ce qu'elles passent par une fenêtre : leur attention se partageait entre les escaliers et la faille qui les fascinait malgré eux.
Leurs options, déjà limitées, se rapprochaient dangereusement du néant. Pour commencer, les barreaux qui leur bloquaient le chemin. Alice allait ouvrir la bouche pour lancer un sarcasme sur l'utilité de se lancer à la fenêtre pour s'y retrouver complètement bloquées, mais Elanor la prit de court :

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In Memoriam
HorrorFrance, milieu du XIXe siècle. Elles avaient déjà lu des dizaines d'histoires de fantômes, persuadées d'être en sécurité, inséparables. Elles ne s'attendaient certainement pas à en vivre une. Lorsque la famille Corvey emménage dans un vieux manoir...