WARNING : Ce chapitre contient des scènes qui peuvent choquer.
Ce fut le dîner le plus étrange auquel elles aient jamais pris part. Tout s'y déroula pourtant à la perfection, mais elles ne parvinrent pas à se défaire de ce sentiment d'irréalité. Leur père se comportait comme de coutume, alors que quelques instants plus tôt, il avait l'air complètement possédé. En l'observant à la dérobée, elles scrutèrent chaque ride, chaque cerne, chaque cheveu blanc et chaque ridule de sang au coin de ses yeux. La lumière du lustre et des bougies ne parvenait pas à rallumer une étincelle de chaleur sur son visage. Il avait l'air épuisé, même s'il le cachait bien. Il ressemblait presque à l'idée qu'elles se faisaient des victimes de vampires, complètement anémiées et sans vitalité. Après la violence dont il avait fait preuve envers elles, Alice et Calie ignoraient si elles devaient s'inquiéter pour lui ou pour elles-mêmes.
Leur mère se portait mieux, mais elle aussi était très inquiète pour son époux et glissait de fréquents coups d'œil vers lui. Quant au jeune d'Astembert, il avait été placé entre les jumelles et se montrait sous son jour le plus charmeur. En vérité, c'était lui qui entretenait l'essentiel de la conversation, au grand dam de Mme Corvey qui s'en voulait un peu de laisser son inquiétude prendre le pas sur ses devoirs d'hôtesse. Il bavardait en virtuose, un mot aimable pour chacun et surtout pour ses voisines, évitant avec soin les sujets sensibles comme s'ils n'avaient jamais existé. Grâce à lui, tout le monde parvenait à se détendre.
Alice et Calie durent reconnaître qu'il était plus attentionné qu'elles ne l'avaient pensé de prime abord. M. Corvey commençant à les regarder de travers, elles firent de leur mieux pour répondre et babiller avec entrain. Néanmoins, jouer ce petit jeu commençait à leur peser. D'Astembert devait penser la même chose, ou bien il devait penser qu'il saurait maîtriser les conséquences de ses mots, car il aborda enfin le sujet qui lui tenait à cœur.
- Votre équipée dans le grenier nous a pris au dépourvu, je dois l'avouer. Etiez-vous à la recherche d'un héritage mystérieux ?
La tension monta d'un cran autour de la table. Regard incendiaire de M. Corvey vers ses filles.
- En quelque sorte, répondit Calie en se forçant à rire, mais il semble que nous ayons surtout hérité de montagnes de poussières !
- Pas le moindre bijou maudit, la moindre découverte terrifiante, ni même un livre rempli de secrets ?
Seul le premier manquait effectivement à la liste des trouvailles, mais mieux valait éviter de mentionner ces détails. Alice enchaîna aussitôt :
- Vous avez lu un peu trop de romans, Monsieur ! Rien de tout cela, hélas !
- J'ai vu votre splendide bibliothèque, je crois qu'en matière de lecture vous n'avez rien à m'envier !
Sacré flatteur, pensèrent les jumelles. Même si pour être honnêtes, elles devaient avouer que le compliment les touchait droit au cœur.
- Lisez-vous beaucoup ? demanda Calie.
- Fort peu, je dois l'avouer ! Je ne tiens pas en place avec un livre dans les mains, j'ai l'impression que le texte ne va pas assez vite pour moi. Mais je serai ravi que vous me parliez de vos lectures !
Mme Corvey rayonnait, les choses prenaient une bonne tournure. M. Corvey surveillait la scène comme un garde braque son fusil sur un individu suspect.
Au bout d'un moment, on décida de passer au salon. M. Corvey marmonna une brève excuse tout juste polie et s'isola dans la salle de billard, non sans un regard exaspéré de sa femme qui peinait à comprendre pourquoi il négligeait soudain son potentiel gendre. Ce fut donc elle qui prit les choses en main : une demande par-ci et une suggestion par-là, Alice se retrouva à jouer du piano et Calie à défier le futur comte aux échecs. Mme Corvey connaissait bien ses filles et savait que si elles étaient également intelligentes, Alice brillait par ses talents artistiques et Calie, les livres mis à part, n'aimait rien tant que les jeux d'esprit.
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In Memoriam
HorrorFrance, milieu du XIXe siècle. Elles avaient déjà lu des dizaines d'histoires de fantômes, persuadées d'être en sécurité, inséparables. Elles ne s'attendaient certainement pas à en vivre une. Lorsque la famille Corvey emménage dans un vieux manoir...