Chapitre XXV : La guerre des fantômes

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Cette nuit devait être la nuit. L'aboutissement de tous leurs efforts, la confrontation directe avec Manéa. Après seulement une semaine de préparation, c'était trop tôt, bien trop tôt. Cependant, le temps était un luxe qu'Alice et Calie n'avaient pas, contrairement aux fantômes : en s'y prenant six jours avant leur départ, l'une mariée et l'autre en pension, Elanor et Orlane s'assuraient de pouvoir redonner l'assaut une seconde fois en cas d'échec.

Toutefois, elles mûrissaient leurs plans depuis si longtemps qu'elles en devenaient fébriles. Alice et Calie pouvaient le sentir sans même les regarder, il émanait des jumelles fantômes une sorte d'aura avide et rapace. Ce n'était rien à côté des fantômes de la famille Corvey : eux bouillaient d'impatience. Ils avaient beau être théoriquement immortels, plus la fin de leurs tourments se rapprochait et plus leur capacité à attendre s'en trouvait réduite.

Alice et Calie redoutaient autant qu'elles attendaient ce moment. Leur bel enthousiasme avait fondu comme neige au soleil au cours de la journée, à mesure que la chose devenait réelle. Étaient-elles prêtes ? Tout se passerait-il vraiment comme prévu ? Elles étaient plus fortes, elles avaient des "armes", mais ce soir, ce serait comme d'attaquer une armée avec un pauvre couteau. A force de chercher des certitudes auxquelles se raccrocher, elles tournaient en rond ; de guerre lasse, elles avaient pris la résolution de ne plus se poser de question et de se concentrer simplement sur ce qu'elles devaient faire. Ne plus se poser de question, et avancer, toujours avancer. Au bout, comme une lueur dans les ténèbres, la perspective d'une vie débarrassée de fantômes, sans avoir à craindre l'ombre de Manéa.

Elles plongèrent dans l'Errance, accroupies comme de coutume devant la cheminée où ronflait un feu d'enfer. Aussitôt, elles arrivèrent dans les ruines du manoir : la chambre qui les entourait était désormais démolie, calcinée et sinistre au possible.

C'était déjà l'effervescence parmi les fantômes Corvey, les ruines grouillaient comme une fourmilière. Les fantômes allaient et venaient par les portes, les fenêtres et les trous percés un peu partout, jusqu'à travers le toit effondré. On leur prêta à peine attention alors qu'elles se frayaient un chemin vers le hall, sinon pour leur lancer des regards mauvais, les houspiller ou les menacer de représailles si elles ne remplissaient pas leur rôle. Elles firent de leur mieux pour les ignorer. Dans leur vie d'avant, elles avaient déjà pris l'habitude d'ignorer les murmures sur leur passage, les inévitables médisances et les regards à l'affût du moindre faux pas à commenter. C'était toujours aussi blessant, peu importe le type de société, mais au moins cela ne les changeait guère. Tout au plus, il n'y avait aucune hypocrisie : l'aspect cadavérique de tout ce beau monde allait pour une fois de pair avec la teneur des propos.

Esther les attendait en bas, à côté des restes du lustre effondré. Matthieu, naturellement à ses côtés, sourit avec chaleur aux jumelles, contrastant avec le visage sans aménité de sa compagne. Alice et Calie rendirent leur regard à chacun, affrontant Esther pendant un long moment de silence. Pressentant que cela pourrait durer longtemps, Matthieu donna alors le signal du départ : un seul cri poussé d'une voix forte et aussitôt le hall se retrouva envahi. Tous s'étaient visiblement gavés d'énergie mémorielle. Alice et Calie s'efforcèrent de ne pas imaginer le carnage qui leur avait permis de se ranger aujourd'hui en ordre de bataille, prêts à en découdre. Seules Elanor et Orlane manquaient à l'appel, conformément au plan.

La petite troupe quitta le manoir et s'engagea sur les plaines désertiques de l'Errance. Afin de rester concentrés sur le but à atteindre et ne pas se perdre dans l'immensité grise, tous se donnaient la main... ou ce qu'il en restait pour les moins chanceux. Après une semaine de nuits blanches passées à s'entraîner, voyager dans ce monde était une promenade de santé pour Alice et Calie, qui se laissaient simplement porter par leur don et leurs souvenirs. Bientôt, la silhouette de l'asile émergea entre l'horizon et le ciel. La troupe s'arrêta dans un silence effrayant, comme des fauves prêts à bondir. Esther prit la parole :

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