Il ne restait plus que six jours avant qu'Alice et Calie n'aient à quitter le nid familial, mais Mme Corvey avait fini par accepter l'idée. Elle se réjouissait même de voir ses filles grandir et bientôt devenir des femmes accomplies, voire des mères à leur tour ! Au cours de la dernière semaine, rien de bizarre ou d'inquiétant ne s'était produit, elles avaient même recommencé à sourire de bon cœur. Elles semblaient apprécier de plus en plus le jeune d'Astembert, et celui-ci n'était pas insensible à leurs charmes. Quoi de plus normal, après tout ? pensa-t-elle avec une bouffée de fierté maternelle. Bien que l'atmosphère soit parfois morose entre son mari, toujours plus renfermé, et Clara qui devrait bientôt les quitter, Mme Corvey rayonnait sans pouvoir s'en empêcher.
Sa petite fille allait tout arranger. Ce serait une enfant vigoureuse et pleine de vitalité, qui ferait la fierté de son père, en dépit de tout ce qu'il pouvait dire contre les filles. Elle l'avait encore vue cette nuit. L'enfant était si joyeuse à présent ! Et ce matin aussi, elle la sentait tambouriner dans son ventre comme si elle avait hâte d'en sortir. Le petit ruban qu'elle lui avait donné la veille avait disparu, ce qui était un peu étrange, car la fillette n'était pas encore "réelle"... Ou alors, qui sait, peut-être qu'elle l'aurait à sa naissance, serré dans son minuscule poing ?
- Je divague beaucoup trop, se dit-elle en fredonnant un petit air guilleret en descendant l'escalier.
Elle aurait dû sonner dans sa chambre pour que Clara ou une autre domestique vienne l'aider au cas où, mais elle ne se sentait pas faible. En revanche, elle avait une faim à réveiller les morts. Du chocolat surtout, et la seule chose qu'elle reprochait maintenant à cette maison était son emplacement, aussi éloigné que possible de toute épicerie digne de ce nom. Mais aujourd'hui, il y en aurait, la cuisinière le lui avait annoncé elle-même. Apparemment, il y avait quelques difficultés avec le village non loin, notamment les villageois qui refusaient net désormais de s'approcher du manoir pour une raison abracadabrante. Mais qu'importe, la vie était belle, et elle devait l'être pour tout le monde !
Voilà quel était son état d'esprit, jusqu'à ce qu'elle entre dans la salle à manger. L'ambiance était si triste qu'elle crut qu'il allait se mettre à pleuvoir sous le toit de la maison, et elle-même faillit sangloter. Mais ce devait être elle, tout simplement : elle était déjà passée par tous les états lorsqu'elle était enceinte des jumelles.
Pourtant... en allant s'asseoir, elle se rendit compte qu'Alice et Calie étaient anormalement silencieuses, pour ne pas dire statiques. D'habitude, et même les jours où ces évènements bizarres s'étaient produits, elles échangeaient toujours un mot, un signe de tête ou même un regard. Aujourd'hui, c'était à peine si elles daignaient faire attention à l'autre. Et pour couronner le tout, Gabriel était atteint du même mal ! Il était taciturne, les yeux dans le vague et les sourcils froncés, comme s'il réfléchissait à un problème insoluble. Lorsque son regard se faisait plus éveillé, il évitait soigneusement de croiser celui des jumelles. Il se leva soudain, sans même avoir fini son assiette, prétexta une lettre urgente à écrire et s'enfuit presque de la salle à manger.
Les jumelles le suivirent avidement des yeux avant de replonger chacune le nez dans son assiette, l'air dépité et une œillade rancunière l'une pour l'autre.
Leur mère passa les mains sur son visage. Ses petites filles. Aucun doute possible. Comment ne l'avait-elle pas vu venir, elle qui les avait mises au monde ? Les avait-elle négligées à ce point ? Il faut dire qu'elles étaient devenues terriblement secrètes. Il était maintenant trop tard pour empêcher qu'elles ne souffrent, peut-être trop tard aussi pour éviter que leur affection mutuelle ne s'évanouisse. Elles qui avaient toujours refusé d'envisager le mariage, voilà maintenant qu'elles étaient amoureuses ! Et que dire de la froideur de Gabriel ? Avait-il fait son choix ? Ou pire, avait-il refusé les deux ? Ne serait-ce pas là un affront aux yeux de M. Corvey ?
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In Memoriam
HorrorFrance, milieu du XIXe siècle. Elles avaient déjà lu des dizaines d'histoires de fantômes, persuadées d'être en sécurité, inséparables. Elles ne s'attendaient certainement pas à en vivre une. Lorsque la famille Corvey emménage dans un vieux manoir...