Chapitre XII : La dernière nuit d'Elanor et Orlane

14 3 9
                                    

Pour la deuxième fois en quelques jours seulement, Calie s'éveilla avec l'impression qu'elle venait de se faire piétiner par un troll. Il lui fallut un bon moment avant de reconnaître la figure du médecin, penché au-dessus d'elle, avec un air inquiet et quelque peu perplexe. Il lui conseilla aussitôt de ne pas bouger, expliqua que sa jambe était très fragile. Elle ne l'écouta que d'une oreille : évidemment qu'elle n'allait pas bouger ! Elle qui croyait ne plus jamais dormir dans un vrai lit, elle se voyait presque en plein rêve, bien au chaud, en sandwich entre un matelas de plumes moelleux et une couette épaisse à souhait. Elle referma les yeux, bien décidée à ne pas bouger un muscle, quand bien même une guerre éclaterait sous son nez. Soulagé par son apparente bonne volonté, le médecin se tourna vers Alice.

Les jumelles avaient été ramenées en pleine nuit par leur père, couvertes de terre, d'écorchures, étrangement de cendres, et brûlantes de fièvre comme si un incendie couvait sous leur peau. M. Corvey était allé lui-même tirer le médecin du lit, pendant que Clara et Mme Corvey veillaient au chevet des deux jeunes filles. Elles avaient beaucoup déliré à propos du lac, d'un incendie (probablement un effet de la fièvre), de loups (mieux valait ne pas trop y penser) et d'une tour hantée (les pauvres devaient faire un cauchemar).

Infatigables, la mère et l'intendante s'étaient relayées pour rafraîchir les fronts brûlants et tenir le bassinet lorsque venaient les hauts-le-cœur. Mme Corvey, malgré son état, avait supplié pour qu'on ne l'éloigne pas de ses filles et Clara, ne la comprenant que trop bien, n'avait pu s'y résoudre. Alice s'était réveillée la première en hurlant des paroles incohérentes à propos d'un asile. On commença alors à craindre qu'elle ait bel et bien perdu l'esprit. Elle finit par se rendormir en gémissant le nom de Mlle Everseau. Après l'arrivée du médecin, M. Corvey s'enferma dans son bureau pour faire les cent pas et ruminer son inquiétude et son exaspération. Comment pouvait-on causer autant d'émotions en quelques jours, cela le dépassait et l'agaçait d'autant plus.

Alice et Calie se réveillèrent un jour plus tard, pleinement reposées à défaut d'être tout à fait remises de leurs émotions. La jambe de Calie allait déjà beaucoup mieux : elle n'était pas brisée comme les jumelles l'avaient cru : les muscles avaient pris la plus grande partie du choc lors de la chute dans le fossé, et la course dans la forêt avait surtout aggravé la douleur. D'ici quelques jours et avec du repos, elle serait parfaitement guérie.

Mais le soulagement fut à son comble lorsqu'elles apprirent que Mlle Everseau avait été retrouvée un jour avant elles, blessée à la tête, mais bien vivante. Elle restait cependant dans un état de faiblesse extrême et ne pourrait pas quitter le lit avant plusieurs jours, aussi on ne permit pas aux jumelles de la voir. Pourtant, elles mouraient d'envie de lui parler, de se répandre en excuses devant elle ; et surtout de lui demander ce qui s'était passé, après qu'elles aient disparu dans la forêt.

A défaut d'explications à demander, il leur fallut en donner à leurs parents. Si elles firent un récit aussi fidèle que possible, elles omirent soigneusement certains détails, notamment l'existence de la tour. L'idée que quelqu'un d'autre y entre était aussi effrayante qu'insupportable. Mais on avait fouillé leurs poches, et lorsque le journal fut présenté, la confusion les prit de cours. Elles prétendirent l'avoir trouvé au beau milieu des ruines et emporté par curiosité. Leur père n'était pas convaincu, mais il n'insista pas et, chose inespérée, leur laissa le carnet.

A vrai dire, il n'avait posé que très peu de questions, ce qui était étonnant venant de lui. Mme Corvey, en revanche, leur laissait à peine le temps de répondre et tremblait nerveusement en écoutant leur récit. Elle ne pouvait s'empêcher de caresser les mains, les épaules, les cheveux ou les joues de ses filles, et régulièrement elle les serrait contre elle ; pas trop fort, par peur de leur faire mal, mais avec une telle tendresse et un tel réconfort qu'elle en avait presque les larmes aux yeux. Ces deux jours avaient été une vraie torture pour elle, tous les pires scénarios s'étaient présentés à son esprit. Maintenant que ses enfants étaient dans ses bras, elle ne pouvait s'empêcher de humer leur odeur comme au jour de leur naissance. Les jumelles se blottissaient volontiers contre elle. Clara observait la scène avec bonheur et sortait régulièrement son mouchoir pour cacher ses sanglots. Tout semblait alors pour le mieux, mais ce n'était qu'une façade qui n'allait pas tarder à voler en éclats.

In MemoriamOù les histoires vivent. Découvrez maintenant