Chapitre XXII : L'Errance

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- Je vais commencer par le plus immédiat. Ce lieu où nous nous trouvons est une sorte de séjour des morts, comme vous avez pu vous en rendre compte. Mais il n'a rien à voir avec l'Enfer ou le Paradis, ni même un éventuel Purgatoire. En général, les gens qui finissent ici ne prennent pas la peine de lui donner un nom, mais ceux qui y sont depuis longtemps le surnomment "l'Errance", car tout le monde ne fait qu'y errer sans but ni moyen de s'échapper. Il est impossible de le parcourir en entier, de même que nous n'avons aucun moyen de savoir si tout le monde arrive ici après le décès. Et surtout, la particularité la plus importante de cet endroit, c'est qu'il provoque une perte de souvenirs graduelle : il force les gens à oublier tous les souvenirs de leur vie passée.

- Nous nous sommes retrouvées ici juste après notre mort dans la tour, expliqua Elanor, et nous avons eu beaucoup de chance de nous y retrouver ensemble. Certains fantômes n'ont pas ce luxe. Au fur et à mesure, nous nous sommes aperçues que nous perdions des souvenirs, mais ni le temps, ni notre mémoire n'étaient en cause. Nos souvenirs disparaissaient d'eux-mêmes et laissaient un vide de plus en plus dérangeant. Pendant un temps, nous sommes devenues comme tous les autres esprits ici... comment vous le décrire ? Nous nous sentions comme un espace vide. Nous étions là et en même temps non, comme si c'était le vide laissé par notre silhouette qui nous définissait, au lieu de notre présence.

- A mesure que ce vide s'emparait de nous, nous avons commencé à développer une faim insatiable, un besoin impérieux de combler ce manque. Nos souvenirs avaient perdu couleur, netteté, consistance. Dès que nous croisions un autre fantôme, nous avions le réflexe instinctif de le considérer comme une proie ; au premier coup d'œil, nous pouvions jauger leur vitalité et la qualité de leurs souvenirs. C'est d'une simplicité enfantine : plus les souvenirs perdent en substance, plus notre apparence en fait de même. La vie, ou du moins son souvenir, nous abandonne. Quand la dernière étincelle disparaît, eh bien... Vous avez vu ce qui arrive. On disparaît, comme si on n'avait jamais existé. C'est une sorte de deuxième mort.

Alice et Calie frissonnèrent en se rappelant la façon dont la femme qui les avait attaquées avait disparu, sans laisser la moindre trace. Elle s'était évaporée dans l'air, le regard aussi vitreux qu'un cadavre.

- Mais c'est vous qui l'avez provoqué, s'insurgea Alice. Vous avez tué cette femme une deuxième fois !

- Baisse d'un ton, répliqua froidement Elanor. Comme Orlane vous l'a dit, c'est comme cela que ça marche ici. Si l'on ne s'attaque pas aux autres pour leur voler ce qui alimente leur souvenirs, on disparaît. Et si nous ne l'avions pas fait, vous vous seriez retrouvées en piteux état.

- Vous avez dit que nous ne risquions rien ! protesta Calie.

- Vous êtes vivantes, c'est vrai. Même si votre esprit est attaqué, au lieu de disparaître il sera normalement rapatrié vers votre corps, qui, grâce à votre cerveau, garde une trace de tous vos souvenirs. C'est une sorte de sécurité. Mais le choc subi n'en sera pas moindre, et pourrait très bien bloquer le retour de votre mémoire si votre esprit a été attaqué trop profondément. Ou alors cela vous rendra folles à lier.

- C'est aussi parce que vous êtes vivantes que vous constituez des cibles de choix, précisa Orlane. Au bout d'un moment, on n'a plus besoin de voir, on "sent" la vie lorsqu'elle est présente dans ce monde. Avec vos belles couleurs, cette étincelle dans vos yeux, vous puez le vivant à des kilomètres, vous êtes aussi discrètes que des feux de détresse.

Si elles voulaient leur faire peur, c'était réussi. Alice et Calie avaient beau se maîtriser, leurs doigts frémissaient et le sang quittait leur visage.

- Donc, dit prudemment Calie, vous devez constamment voler les souvenirs des autres ? C'est ce qui m'est arrivé ?

- Tout juste, confirma Orlane en hochant la tête. Techniquement, nous n'espionnons pas les souvenirs à moins de le vouloir, nous nous contentons de prendre la vie qu'ils renferment. Nous ravivons ainsi notre propre mémoire, mais c'est éphémère. Rien ne dure jamais ici, si l'on n'y prend pas garde. Il faut souvent partir en chasse, parfois avant même de se sentir déboussolé. Au moindre relâchement, nous pouvons perdre notre énergie et entrer dans un cercle vicieux, où nous ne pourrons plus nous défendre. Vous devinez la suite.

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