Chapitre VI : Des ruines dans la forêt

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Trois jours passèrent encore. On leur avait permis de manger, et M. Corvey, un peu calmé, avait permis qu'on aménage leurs chambres. Clara venait aussi souvent qu'on le lui permettait : elle leur parlait, donnait des nouvelles, plaisantait, arrachant chaque esquisse de sourire comme une victoire de haut vol. Elles semblaient se remettre. En revanche, on ne les laissait toujours pas sortir. Leur père tenait à asseoir son autorité. Il avait savouré la tranquillité des derniers jours et y voyait là une preuve supplémentaire accablant les jumelles. Cela signifiait qu'il était plus que temps de régler certaines choses, avant que l'héritier tant attendu n'arrive. Il s'était mis à travailler d'arrache-pied sur des dossiers qu'il avait emportés en quittant son cabinet d'avocat, ne sortant presque jamais de son bureau. D'austère, il était passé à colérique, et l'on se faisait tout petit en sa présence. Clara elle-même s'attardait le moins possible lorsqu'elle devait venir le consulter sur un détail domestique.

Mme Corvey, quant à elle, allait bien mieux. Elle avait beaucoup dormi, ses forces lui revenaient et elle brûlait d'envie de marcher dans sa maison. Ses filles lui manquaient, elle s'inquiétait terriblement. Son mari aussi lui manquait. Il venait régulièrement la voir pour s'assurer qu'elle allait bien, mais il était distant, presque absent. Il portait souvent la main à son front comme si quelque chose le gênait. Il s'approchait à peine du lit, et la dernière fois, il n'avait même pas vu la main qu'elle lui tendait.

Personne ne lui avait dit qu'Alice et Calie étaient cloîtrées depuis maintenant quatre jours et demi. M. Corvey ne l'en avait pas informée, craignant une nouvelle rechute de son état ; les domestiques n'avaient pas osé lui en parler non plus, craignant la colère de leur maître. Mais Clara n'osa pas lui cacher la vérité plus longtemps. Mme Corvey entra dans une colère noire.

Les colères de la maîtresse de maison étaient aussi rares qu'impressionnantes : elle ne haussait jamais la voix, mais il y avait une telle froideur inscrite sur son visage et dans ses propos que tout le monde se figeait sur place. On aurait dit la colère divine d'un ange : en la voyant aussi droite et ferme seulement quelques jours après son accident, certains se demandèrent s'il fallait craindre l'approche d'un jugement céleste. M. Corvey, faisant preuve d'une force de caractère à la hauteur de sa femme, fut le seul à ne pas rentrer instinctivement les épaules quand elle rentra dans son bureau, ventre en avant et regard impitoyable. Comprenant qu'il n'y avait rien à dire, il lui tendit simplement la clef des deux chambres.

Alice et Calie tombèrent dans les bras l'une de l'autre, avant d'embrasser presque désespérément leur mère. La voir debout et souriante fut d'un immense réconfort. Ces quatre jours avaient été l'équivalent d'un séjour au Purgatoire pour elles. Terrifiées lorsqu'elles s'endormaient, malgré les bons soins de Clara, elles avaient craint encore et encore de fermer les yeux. Lorsqu'elles s'étaient réveillées, elles avaient vécu les pires minutes de leur existence en se demandant si oui ou non, elles étaient encore en plein cauchemar. Le fait que rien de nouveau ne se soit produit les plongeaient dans l'incertitude la plus infâme : que fallait-il en conclure ? Est-ce que tout cela n'avait été que le fruit de leur imagination ? Devenaient-elles folles ? Ou bien... est-ce que tout allait se déclencher maintenant qu'elles étaient réunies ?

Mme Corvey les étreignit, nota leur pâleur, leurs yeux cernés, leurs mains tremblantes et leurs bras blessés pour échapper au sommeil. La punition seule ne pouvait pas être en cause. D'une voix qui ne souffrait pas la contestation, elle ordonna que ses filles resteraient avec elle jusqu'à nouvel ordre. Elle entendait bien tirer cela au clair, mais d'abord, elle avait besoin de choyer ses petites filles et d'oublier le fait qu'elle avait mis si longtemps à venir les chercher.

Une nouvelle surprise sonna cependant à la cloche du manoir. Une jeune femme se présenta à la grande porte. Ses vêtements, une robe de voyage couleur taupe avec chapeau assorti, étaient modestes mais propres et soignés. Elle portait deux valises de cuir fatigué. A en juger par l'état de ses chaussures couvertes de poussière, elle avait dû faire le trajet à pied depuis le village au moins. Le plus surprenant dans son apparence étaient ses cheveux : elle avait beau essayer de se donner un air sérieux et sobre en les resserrant dans un strict chignon, leur flamboyante couleur rousse lui donnait un air de lionne. Son visage n'était ni gracieux ni délicat, mais peut-être était-elle une de ces femmes dont le sourire les transforme en déesses de beauté. Pour l'heure, la petite bouche faisait la moue, et les yeux se dissimulaient sous le rebord du chapeau.

In MemoriamOù les histoires vivent. Découvrez maintenant