1. seule - avril 2016

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Tu ne vois plus rien. Il te suffit de cligner des yeux pour que les larmes se mettent à couler. C'est automatique. « C'est fini ». Ses mots résonnent encore dans ta tête. Inlassablement. Normalement, quand Damiano parle, c'est pour te faire rire ou te rassurer. En trois ans, tu t'es habituée à l'entendre dire « je t'aime », « tu es si belle », « fais-moi l'amour », ... tu n'aurais jamais pensé qu'il puisse arrêter.

Avant de prononcer cette phrase fatale, juste avant de te laisser sortir de sa voiture, il ne t'avait jamais vraiment blessée. Damiano était le petit ami parfait. Celui que les beaux-parents accueillent à bras ouverts et que les copines jalousent en silence. Vous étiez ce couple que tout le monde envie. Vous pensiez connaître la recette secrète du succès, vous qui ne vous disputiez pratiquement jamais. Jamais un mot plus haut qu'un autre. Jamais une porte qui claque. Tout s'était toujours fait en douceur. C'est sûrement pour ça que tu n'as rien vu venir.

Ton souffle se fait plus court. Dirigée par l'habitude, tu marches rapidement dans l'aéroport de Zürich. Tu te faufiles entre les hordes de touristes qui se traînent du McDonalds au Starbucks. Tu prends toutes tes précautions pour ne bousculer personne. Tu le sais au fond de toi: le moindre désagrément pourrait déclencher un torrent de pleurs.

Ton avion décolle dans une heure. C'est long. Trop long. Ensuite, il faudra encore compter deux petites heures pour arriver jusqu'à Londres. C'est là-bas que tu récupéreras ta voiture pour rentrer à Milton Keynes. Un véritable parcours du combattant pour une jeune femme dont le coeur vient d'être brisé. Mais tu n'as pas le choix. Tu espères seulement que tu ne craqueras pas avant d'avoir franchi le seuil de ton appartement.

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À ta plus grande surprise, tu n'as pas craqué. Même quand tu peux enfin garer ta voiture devant le petit immeuble de briques rouges. Dehors, il fait noir. Tu le sens, il va bientôt pleuvoir. Un vrai mois d'avril anglais. Un coup d'œil à ta montre t'indique qu'il est déjà neuf heures du soir.

Tu n'as pas le temps de te lamenter. Il y a trop de choses à faire avant de reprendre le travail demain matin: défaire ta valise, commencer la lessive, prendre une douche, ... Tu envisages de sauter ces étapes pour te recroqueviller dans ton lit et laisser le chagrin te submerger.

Ce retour express en Suisse, chez toi, t'a épuisée. Trois jours entiers dédiés à Damiano. Tu n'as même pas prévenu ta mère de ton retour pour pouvoir lui consacrer tout ton temps. Il te manque tellement depuis ton départ pour l'Angleterre. Damiano et toi, c'est trois ans d'une relation que tu croyais saine et solide. Vous vous êtes rencontrés à l'anniversaire d'une amie en commun. Étudiante en communication, tu n'avais que 21 ans à cette époque. L'homme qui se tenait dans le fond de la pièce et qui faisait rire tout le monde t'impressionnait. Il t'avait tout de suite plu. Sa voix grave, son regard rieur et son esprit vif t'avait attirée. Il avait l'air si sûr de lui, si optimiste. Le genre de personne qui donne envie de se poser. De donner une chance à l'amour. Et se poser, c'était exactement ce que tu voulais. Célibataire depuis plusieurs mois, tu étais lasse de ces débuts de relation qui ne débouchaient sur rien. Tu voulais du concret. Un homme à serrer dans tes bras quand l'hiver viendrait.

Cela tombait bien. Damiano, lui, cherchait quelqu'un à aimer. Peu importe qui. Le jeune homme débordait d'affection. À seulement 23 ans, il pensait déjà à l'avenir. Il espérait imiter ses parents: se marier jeune et fonder une famille. Damiano ne le savait pas, mais ses intentions n'étaient pas complètement honnêtes. Ce n'était pas vraiment toi qu'il voulait. Ce qu'il désirait du plus profond de son être, c'était de ne pas être seul.

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C'est certainement pour ça qu'il n'avait jamais été enchanté par ce job que tu avais décroché il y a déjà trois mois. « Red Bull Racing PR assistant, ça sonne tellement bien », avais-tu dit quand tu avais été engagée à la fin d'un long et fatiguant processus. Ton rêve, travailler dans le monde du sport automobile, prenait forme. Toutes ces années d'études, ces mois de stage, ces semaines de bénévolats, ces heures passées devant ta télévision le dimanche après-midi, ... tout ça allait enfin payer. Tu avais postulé sans rien attendre, consciente d'avoir certainement moins d'expérience que d'autres. La femme qui t'avais rappelée pour te dire que tu étais prise avait tenu à préciser: « c'est votre passion qui nous a convaincu ».

Passionnée, un mot qu'on utilise facilement pour te d'écrire. Tu ne fais jamais les choses à moitié. Toi et la Formule 1, c'est une longue histoire d'amour. Tout a commencé grâce à ton père, lui-même fou de courses automobiles. Absorbé par son travail, il ne t'accordait que peu de temps quand tu étais encore enfant. Mais, chaque fois qu'il le pouvait, il t'emmenait, toi sa fille unique, voir des Grand Prix. De Zürich, vous rouliez des heures et des heures jusqu'à atteindre Spa-Francorchamps, Monaco, Le Castellet, Hockenheim, le Nürburgring, ... Vous passiez le dimanche après-midi assis dans une tribune, à retenir votre souffle avec des milliers d'autres fans. Tes petites mains étaient posées dans les siennes et à chaque passage des monoplaces, tu fermais tes doigts autour des siens. Avec les années, tu as appris à aimer le bruit des moteurs et l'odeur de l'essence. Mais tu ne t'es jamais habituée aux accidents. Aujourd'hui encore, tu fermes les yeux au moment de l'impact.

Il y a d'autres choses sur lesquelles tu as choisi de fermer les yeux. « Alors tu vas vraiment aller bosser à Milton Keynes? », avait d'abord demandé Damiano sur un ton innocent quand tu avais reçu la bonne nouvelle. Une manière détournée de te prévenir. Il aurait tout aussi bien pu dire « c'est ce travail ou moi ». Il avait fallu trouver un appartement, pas trop loin de l'usine, et une petite voiture d'occasion aussi. Damiano ne t'avait pas aidée à préparer ton départ. Il prétendait toujours avoir quelque chose de mieux à faire. Il gardait ses distances, déjà conscient du désastre à venir.

« Je reviendrai presque tous les mois ». C'était ce que tu lui avais répété lors de la dernière nuit que vous aviez passé ensemble. Tu t'étais sentie obligée d'ajouter le mot « presque » au cas où tu ne pourrais pas tenir ta promesse. Toi aussi, tu commençais à comprendre que la distance vous serait fatale.

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Assise sur le parquet de ta chambre, tu prends les habits que tu n'as pas portés en Suisse pour les remettre dans ton armoire. Tu te rends compte d'une chose: tu n'as mis aucune des jolies robes que tu avais prises avec toi. Tu n'en as pas eu besoin. Damiano et toi avez passé la plupart du week-end enfermés dans son appartement à vous déchirer. Il n'y a pas eu de chaudes retrouvailles, comme tu l'avais imaginé. Seulement des reproches qui se sont transformés en un règlement de compte.

« Cela fait trois mois que tu es là-bas et tu n'es jamais rentrée », avançait Damiano qui ne se rendait pas compte de tout ce que tu avais à faire maintenant que tu travaillais pour une écurie de Formule 1. Quand tu n'étais pas à l'autre bout du monde, à parcourir le paddock aux côtés de Daniil Kvyat, tu passais tout temps sur ton ordinateur à organiser dans les moindres détails les obligations médiatiques du pilote russe. Il te traitait d'égoïste. Et pourtant, tu lui avais demandé plusieurs fois de te rejoindre à Milton Keynes: « tu n'avais qu'à venir me voir, toi ». Damiano avait toujours refusé, prétextant ne pas pouvoir se libérer.

Assise seule dans cette chambre que tu as à peine eu le temps de décorer depuis ton arrivée en Angleterre, tu te mets à sangloter. Tu accueilles la douleur doucement. Recroquevillée, les bras serrés autour de ton ventre, tu tentes de retenir les pleurs qui se font de plus en plus fort. Tes yeux sont inondés de larmes. Ensuite, c'est à ta gorge de se serrer. Tu fais tout ton possible pour retenir ce qui peut être retenu, mais le désespoir prend le dessus. Abattue, tu laisses empêcher un cri glaçant, qui ressemble à un appel au secours. Au fond de toi, tu le savais. Que ça ne marcherait pas. La distance n'a fait qu'une bouchée de vous. Tu es seule maintenant.

Ne m'attends pas - Daniel Ricciardo // Max VerstappenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant