Writober 2022 : Télécrépuscule

1 - La Roue de la ruine

« Elle n’a rien à foutre en Formule 1, de toute façon », se répétait-il tandis qu’il changeait la roue. Techniquement, rien ne lui interdisait de participer, si cela pouvait leur faire plaisir, à elle et toutes ces grognasses brûleuses de soutien-gorge. En ce qui le concernait, les gens faisaient bien ce qu’il voulait, tant qu’il ramenait son salaire à la maison à la fin du mois. Marcie, sa magnifique épouse, attendait des jumeaux, pour la deuxième fois. Il en fallait, du pognon, pour élever quatre mômes, et sur un seul salaire… Alors, quand le sbire d’un grand ponte l’avait approché pour lui proposer un deal à 10 000$, il n’avait pas hésité un seul instant. Ce serait assez pour les mettre à l’abri un moment, le tout planqué sous le matelas, net d’impôts, au cas où ce démocrate de Kennedy réussissait à se faire élire. Marcie l’aimait bien, cette championne, mais tant pis, elle aimerait beaucoup plus une nouvelle voiture et de quoi envoyer les gamins à l’université.

Ce n’était rien de bien méchant, lui avait-on assuré. On lui fournirait une roue défectueuse et il n’aurait qu’à s’arranger pour mal la fixer sans se faire remarquer par les autres mécaniciens. Un petit accident plus tard, on titrerait dans les journaux : « Femme au volant, mort au tournant » et la championne en herbe n’aurait plus qu’à retourner à ses tartes. Les normes de sécurité avaient assez évolué ces dernières années pour qu’elle ne risque rien de grave. De la poudre aux yeux, rien de plus.

Le moment fatidique, il n’hésita pas un seul instant. La rapidité, il connaissait, il était même le meilleur de tous ses collègues. On n’y vit que du feu et la coureuse, déjà bien placée, repartit pleine d’assurance. Elle se lança à pleine vitesse, et arriva en vue du virage le plus serré du circuit. Il restait en retrait, le cœur battant. Allez, allez, plante-toi, priait-il, mets-toi dans le décor, avec une petite commotion cérébrale qui fera bien jaser. Plante-toi, j’ai besoin de ce pognon.

Son vœu se réalisa à la sortie de l’épingle. La roue arrière gauche de la Maserati se détacha du véhicule, le propulsant dans une série de tonneaux spectaculaires. Les caméras n’en loupèrent pas une miette. La voiture s’arrêta finalement après un dernier sursaut, roues en l’air comme une tortue incapable de se relever. Le silence pesait, total. Rien ne bougeait sous la carcasse de tôle. Il se précipita comme les autres vers le lieu de l’accident, armé d’un extincteur. 

Il ne s’en servit pas. Le feu ne vint jamais. La coureuse était restée à bord, les mains crispées sur le volant, prête à reprendre la course. Son casque avait volé une dizaine de mètres plus loin, la tête toujours à l’intérieur.