14 - Un dîner cannibale presque raté

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Quel merveilleux sentiment, que de me retrouver à dîner avec toi, après mon éprouvante semaine au travail. J'en ai rêvé chaque jour jusqu'à aujourd'hui.

Je me verse un verre de Sylvaner tandis qu’une délicieuse odeur envahit la pièce. Le parfum du cidre en train de bouillir à petit feu se marie à merveille avec celui de la graisse qui fond sur les oignons. J’ai choisi une recette qui se prépare lentement, un ragoût qui demande de longues heures de cuisson et qui assure à la viande une tendreté sans pareil. J’ai découpé dans les parties les plus charnues : tes bras, tes joues, tes cuisses, tes fesses. Je sais que c’est ce que je préfère. J’ai aussi découpé tes côtes à l’aide de grosses cisailles. Je les emmènerai dans une glacière, pour te garder encore plus longtemps près de moi. Pour pouvoir te dévorer encore et encore.

Voilà, le minuteur est en route, c’est parti pour deux heures et trente minutes. Mon verre à la main, je me coule auprès de toi. Ton corps privé de sa chair ne ressemble plus à grand-chose, je dois bien le dire. On devine toujours tes jolies boucles noires sous tout le sang qui les a collées entre elles. Je m’accroupis sur la bâche souillée, qui était censée protéger le sol. Ça n’a pas marché aussi bien que je l’aurais voulu. Peu importe, ce ne sera pas à moi de faire le ménage.

Je pose le verre là où l’hémoglobine a épargné le carrelage. Du bout de mon couteau, je me glisse dans la plaie béante de ton abdomen, là où j’ai prélevé ton foie et tes reins. Je taille un tout petit bout de muscle, fin et à peine plus long que mon petit doigt, puis le glisse entre mes lèvres.

Le goût du sang sur ma bouche m’arrache un frisson d’extase, à tel point que je tombe à genoux sur le plastique bleu. C’est une chose de cuisiner, mais rien n’égale la saveur pure de la chair crue. J’en prélève encore une fois, puis deux puis trois, prenant à peine le temps de mastiquer avant de me replonger dans tes entrailles. Si je croyais à l'au-delà, je me persuaderais que tu es là, sous ta forme éthérée, à m'observer tandis que je profane ta carcasse. Peut-être serais-tu simplement dégoûté, tristement révolté que je te réserve un tel traitement, mais je m'amuse à penser que tu serais aussi excité que moi. Je m'enivre de tes gémissements de plaisir alors que ma lame vient gratter tes os pour y récupérer un peu de matière, que j’avale goûlument, sans me préoccuper de mes bonnes manières.

Toute cette gloutonnerie a un prix. D'abord, quand je me relève et que je croise mon reflet dans la desserte du salon, je me rends compte que mon chemisier de blanc crème est passé au bordeaux. Toute la Rubigine du monde n’arrivera pas à me le ravoir. Mon visage aussi est tout barbouillé de toi, mes dents écarlates me donnent des airs de bête sauvage. Je souris à mon reflet, rit nerveusement sans aucune autre raison que le bonheur simple de nous savoir unis de la plus ultime des façons.

Une sonnerie attire mon attention. Sur l’écran de ton portable, qui s’est fendillé tandis que tu luttais dans une bataille perdue d’avance, s’affiche un message. Coucou poussin, dit « Mamoune », on part de chez Mamie tu penses à rentrer le linge s’il te plait ? bisou bisou. Voilà qui contrarie mes plans. Ils devraient être très bientôt de retour. Adieu veau, vache, cochon, râgout. Je ne dois pas avoir beaucoup plus d’une heure avant de devoir mettre les voiles.

Je charge ma glacière, nettoie le verre à vin afin d’en retirer toute la salive que j’y ai laissé. Puisque j’ai le temps, je ramasse le linge. Je dois bien ça à tes parents, ils auront bien d'autres choses à penser quand ils rentreront. Je leur laisse aussi le minuteur, qui poursuit sans faillir ses petits tic tac tic tac, accompagné d'une note leur expliquant quand éteindre le feu sous la casserole. Qu'on dise que je ne suis pas généreuse…

Pour terminer, je fouine dans ton sac de cours jusqu’à trouver ton portefeuille duquel je sors mon petit trophée : ta carte d'identité. Elle date d'il y a six ou sept ans, au moins, tu es adorable avec ta bouille trop sérieuse. Je la range dans ma poche. Une fois que je serai à la maison, je la mettrai dans ma petite boîte spéciale et tu pourras rejoindre tous les autres.

Je regarde ta maison s'éloigner dans mon rétroviseur, un petit pincement au creux du ventre. C'est toujours déchirant, ce premier adieu. Je déteste ce moment où je dois abandonner notre petit nid d'amour, cet endroit si spécial de notre première rencontre.

Enfin, je me console. Je te reverrai sans faute au vingt heures.

Writober 2022 : TélécrépusculeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant