29 - Cauchemar sous la cuisine

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Concentrée, elle tranche les légumes. Elle tâche de ne pas penser à ce qui se passe sous ses pieds. Quelque part, dans l'ancienne cache — la légende familiale raconte que l'arrière-grand-père Fernand s'en était servi pour cacher une famille juive en 41 —, supposée condamnée depuis des décennies, quelque chose vit, respire, hurle. Si elle ne pose pas de questions, elle ne sera pas obligée de se confronter à ce que c'est.

Elle sait que ça mange, deux fois par jour, que ça n'aime pas les brocolis, mais que si on ne lui propose rien d'autre pendant trois jours, ça finit par les manger. Elle sait que son mari se croit discret quand il remonte de la cache avec un seau plein qu'il redescend vide. Elle sait que quand il disparaît quelques heures dans la cache, le soir venu, il ne l'ennuie plus à réclamer de l'affection.

Elle n'arrive pas à décider si elle aime la chose qui vit et hurle dans la cache ou si elle la hait de toutes ses forces. Sa voix hante ses nuits, elle l'empêche de dormir et lui fait redouter de se réveiller. Elle vit chaque jour dans la crainte du moment où tout s'effondrera, car cette situation ne pourra pas durer éternellement. Mais depuis que la chose s'est installée là, son mari est si gentil. Il ne la tourmente plus, ne la rouspète plus à la moindre bêtise, ne lève plus le poing vers elle. Il lui arrive même de se montrer gentil et prévenant, quand bien même une simple indifférence lui suffirait. Alors, se dit-elle, quand il aura trop usé celle-là, elle lui proposera d'aller en chercher une autre.

Elle verse les légumes dans le faitout, les laisse mijoter avec la viande. Ce n'est pas bien, songe-t-elle. Il faudrait faire quelque chose. Parfois, son regard dérive vers le téléphone ; elle fixe longuement le 1 puis le 7. Le 1 puis le 7. Ce serait si facile. Mais que se passerait-il ensuite ? Que diraient les voisins quand ils apprendraient ? Et elle, que deviendrait-elle ? Elle se raisonne, comme à chaque fois. Ce n'est pas le moment, se dit-elle. Il faudra y réfléchir et décider plus tard. Plus tard ne vient jamais.

Un jour, on frappe à la porte. Des hommes en bleu sont massés sur le seuil de sa maison. On sort la chose de la cache — une toute toute petite chose, pâle et sale, qui ne tient même plus sur ses jambes — et le corps de son mari qui s'est pendu dans le bureau, en voyant les voitures de gendarmerie dans la rue. On lui passe les menottes et elle rit. Elle rit et des larmes roulent en cascade sur ses joues.

Writober 2022 : TélécrépusculeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant