La Thérèse observait perplexe les deux énergumènes qui venaient de débarquer dans sa cour. Elle avait à peine eu le temps de retourner à la cabane à outils chercher sa pelle pour enterrer ce drôle de petit porcelet. Elle avait eu drôlement peur, en voyant cette créature difforme, à la bouche démesurée et à l'unique œil, sortir d'une de ses truies. Une fois sûre et certaine que la chose était bien morte-née, elle était allée demander conseil au curé du village, qui s'y connaissait mieux que personne en œuvres du Malin. Il lui avait simplement suggéré d'ensevelir le rejeton et l'avait rassurée en lui racontant qu'il avait déjà vu pareil cas, dans son ancienne paroisse, et que c'était sans doute son verrat qui était trop vieux. Elle l'avait remercié, mais avait quand même prié Marie et jeté un sou dans le tronc avant de partir. Au cas où.
Le temps qu'elle revienne — elle avait profité d'être descendue au bourg pour acheter du beurre et un pain de trois livres — et qu'elle empoigne sa pelle, deux demoiselles l'attendaient devant la porcherie. L'une était bien connue pour être un peu sorcière et l'autre travaillait au château.
— Je voudrais acheter votre porcelet, s'écrièrent-elles d'une même voix, en la voyant arriver.
Elle les dévisagea toutes deux. Qu'est-ce que c'était encore que ces lubies ?
— Certainement pô, m'sieur l'curé m'a dit qu'ce serait jus bon d'le mett' en terre.
Elle avait espéré que cela suffirait à les dissuader, et avait en conséquence commencé à avancer vers la dépouille de la bête, qu'elle avait laissé près de la porte de la porcherie. Elle ne comptait pas sur le fait qu'elles la suivent toutes les deux, indifférentes à la boue qui tachait le bas de leur robe.
— Il vous a dit ça que vous vous en débarrassiez, mais si vous le vendez, c'est tout pareil, non ? argumenta l'une.
— Oui, renchérit l'autre, et ça vous évitera de perdre de l'argent.
Elles tenaient chacune deux grosses bourses, qui contenaient au moins de quoi acheter un beau porc découpé tout entier. Et à ce tarif-là, elle leur aurait aussi offert une poule.
— A ren à becqueter là-dsus. Vous voulez point d'un aut'cochon vec pu d'viande ? Pis j'pense pas qu'ce s'ra ben bon.
Ni l'une ni l'autre ne saisit son alléchante proposition, continuant d'insister pour avoir à la place le porcelet mort-né. Décidément, elle ne comprenait rien aux jeunes. Elle se tourna vers la petite domestique.
— Madame du chatiaw a-t-elle des problèmes d'sous à c'point qu'elle veut m'becqueter mon laiton du diab' ? Cui qu'jui ai vendu l'aut' foé était point à sa convenance ? C'était ti trop cher ?
— Non non, ce n'est pas pour le manger.
La Thérèse plissa les yeux.
— C'por qwé faire, alors ?
Saisissant l'opportunité de plaider sa cause, la petite domestique expliqua tant bien que mal que Madame la Comtesse était une folle admiratrice des étrangetés de la nature, et qu'elle s'était constitué depuis peu un cabinet de curiosité du plus bel effet. Et il était bien connu qu'un meuble de ce genre n'était pas complet tant qu'il ne possédait pas une créature bizarre baignait dans un bocal de formol. Apparemment, un châtelain d'une ville voisine, aux mêmes goûts excentriques, avait acquis le corps préservé d'un chaton à deux têtes et Madame la Comtesse se montrait fort empressée de lui clouer le bec. La Thérèse se dit que les riches ne savaient définitivement plus quoi faire pour s'occuper et passa à la sorcière.
— Vous, v'zallez faire des diableries avec.
Débuta ainsi une nouvelle plaidoirie. La sorcière expliqua que son activité souffrait simplement d'une mauvaise réputation injustifiée, parla de pouvoir des plantes et de pharmacopée. Elle utiliserait le cochon pour préparer des remèdes et aider son prochain. Elle proposa même à la Thérèse, en guise de dédommagement supplémentaire, de lui concocter un philtre de beauté à l'aide de la tête de l'animal, qui avait selon elle des propriétés exceptionnelles.
— Qu'est-ce ça m'foutrait d'êt' jolie ? Tu m'ferais un sort qui m'nourrit mes bêtes sans que je m'casse eul dos, j'dis pas, mais jolie... Je détonnerais trop d'avec mon R'né, non non...
Une fois de plus, elle les envoya paître, mais les deux jeunes femmes n'en démordaient pas. Chacune voulait ce maudit cochon comme si sa vie en dépendait, et bien vite, elles arrêtèrent d'argumenter à son adresse pour se chamailler entre elles.
Bientôt, la Thérèse en eut marre. Enfant, elle n'était pas la plus assidue à la catéchèse, mais ça, elle avait retenu. Ni une, ni deux, elle tourna les talons et alla chercher le grand tranchoir dont le René se servait pour découper les carcasses et le tendit aux deux jeunes femmes.
— Vala, vous pernez l'coutiaw et vous vous l'coupez comme qui vous arrange, c'est point mon affaire. Pis si ça vous chante, vous passez pa'la maison après pour bère un mic, j'vous l'paye.
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Writober 2022 : Télécrépuscule
Terror31 jours, 31 thèmes créés par @Myfanwi "L'Enfer est vide, tous les démons sont ici" - William Shakespeare, La Tempête