« Nous souhaiterions nous entretenir auprès du maître de maison », furent les premiers mots que prononça un drôle de petit bonhomme, tordant son chapeau entre ses mains, lorsque Abby lui ouvrit la porte. Derrière lui, se tenait un homme qu'elle reconnaissait en celui qui l'avait guidée jusqu'au corps de Maggie, qui reposait avec les plus de huit cents autres victimes du naufrage.
L'écriteau sur la porte aurait pourtant dû lui mettre la puce à l'oreille. La veillée se déroulait depuis de longues heures déjà. Certains membres de la famille venaient de loin pour présenter leurs condoléances après cette tragédie. Les journaux, quand ils ne rapportaient pas les dernières nouvelles de la guerre, ne parlaient que de cela. Abby avait cru s'effondrer lorsqu'elle avait vu le nom de sa petite sœur chérie mêlée à tous les autres. Tant de drames se jouaient avec pour seule cause la cupidité d'un homme.
Les cauchemars d'Abby n'en finissaient pas. Chaque nuit depuis le naufrage, elle se retrouvait sur le pont du navire, dans la peau de Maggie, elle revivait chaque instant comme si elle l'avait elle-même vécu. La confusion, puis la panique. La douleur, la résignation. Maggie serrait encore contre elle sa petite Virginia lorsqu'elles furent trouvées toutes les deux, bloquées dans un recoin sous la coque. Abby aurait voulu remercier le garçon héroïque qui avait hissé leurs cadavres hors de l'eau afin que l'on puisse leur donner au plus vite une sépulture décente, mais depuis l'incident, il s'était refermé sur lui-même et refusait d'adresser la parole même à sa propre mère.
— Mon père se recueille auprès du cercueil de ma sœur, répliqua la jeune femme, sévère, je suis navrée mais ce n'est pas le moment.
L'homme se ratatina encore plus. Il écrasait tant son pauvre couvre-chef entre ses doigts boudinés qu'Abby doutait qu'il serait jamais à même de le remettre sur sa tête.
— Eh bien, à propos de cela... J'arrive à un moment bien inopportun, mais il faut que nous discutions avant la fin des funérailles. C'est, je le crains, essentiel si nous ne voulons pas commettre une grave erreur.
— Je vous prierais de cesser de tourner autour du pot, monsieur.
— Pourrais-je m'approcher du cercueil ?
D'abord méfiante, Abby finit par céder. Il n'y avait pas de mal à le laisser entrer, il semblait somme toute inoffensif, bien qu'étrange. Arrivé auprès de la dépouille, il plongea la main dans la montagne de fleurs disposée à l'intérieur du cercueil et sortit la main du corps. Abby tenta de l'arrêter mais avant qu'elle puisse faire quoi que ce soit, l'homme avait remonté la manche de Maggie et exposait aux yeux de tous une large marque brune qui lui couvrait le poignet. Faisant fi des protestations de l'assemblée, il demanda :
— Votre sœur ne possédait pas une telle tache de naissance, j'imagine ?
— Non, mais Monsieur ci-derrière vous nous a maintenu qu'il s'agissait sans doute d'une marque provoquée par l'accident, répondit Abby dont la confusion avait remplacé l'agacement.
— Il semblerait que j'ai commis une erreur. Et même plusieurs.
Voyant que son acolyte ne poursuivait pas, l'homme au chapeau décida de reprendre les rênes.
— La jeune femme qui se trouve ici se nomme Helen, il s'agit de mon épouse.
La peine qui animait sa voix suffit à convaincre Abby, mais une question ne put s'empêcher de franchir ses lèvres.
— Où est ma sœur, alors ?
Le regard affligé des deux hommes répondit à leur place. Ni l'un ni l'autre n'en savaient rien.
(Ce texte a été inspiré de la tragédie du SS Eastland, dans laquelle plus de 800 personnes ont péri lors d'un naufrage dans la baie de Chicago. Pour les anglophones, la vidéo au début du chapitre résume parfaitement l'événement)
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Writober 2022 : Télécrépuscule
Horror31 jours, 31 thèmes créés par @Myfanwi "L'Enfer est vide, tous les démons sont ici" - William Shakespeare, La Tempête