CHAPITRE XVI

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Ils avaient fini par arriver devant une boutique. Certes au milieu d'une forêt, mais qu'était-ce en comparaison de tout ce qu'il avait vu ? Le Chapelier n'avait pas dit un mot jusqu'à ce qu'ils arrivent. Puis en entrant, il arbora un grand sourire en direction de la propriétaire. Une vieille brebis en l'occurrence. Elle tricotait, assise sur un siège derrière un comptoir.
"Bonjour, madame McWool...
-Qu'est-ce que tu me veux ? l'interrompit-elle sans lever les yeux.
-Voudriez-vous bien m'accorder un instant ?
-Tu ne me présentes pas ? C'est très malelevé.
-Oh, oui ! Bien sûr ! Lewis, je te présente madame McWool. Une charmante personne qui...
-Arrête de faire l'hypocrite, le stoppa-t-elle en prenant deux aiguilles en plus de celles qu'elle avait déjà.
-Madame McWool, voici Lewis.
-Chaque fois que des enfants sont venus chez moi, les gardes de la Reine ont suivis peu après. Alors ?
-J'aimerais, si vous le voulez bien...
-Dépêche-toi, le pressa-t-elle en tricotant cette fois avec six aiguilles. J'ai toute ma journée mais je ne veux pas la passer à t'ecouter.
-Je viens pour la carte..."
Elle s'arrêta enfin pour regarder le Chapelier. Celui-ci semblait très gêné.
"C'est bien ce que je pensais, dit la brebis à voix basse."
L'homme baissa la tête, comme un enfant coupable. Ses cheveux se raidirent et tombèrent sur son cou.
"Trois fois, tu es venu, et à chaque fois c'était pour cette raison.
-Oui, je sais madame.
-Ne puis-je pas obtenir un peu de répit dans mes vieux jours...
-Je m'en excuse, madame.
-Après tout ce que j'ai subi pour toi...
-J'en ai conscience, madame.
-Après avoir vu mon établissement, ma demeure, partir en cendre...
-Je sais Mam...madame, se reprit-il dans un brusque hoquet.
-Après tout cela..."
Elle se leva et se plaça face à eux.
"Je décide quand même de t'aider, encore une fois."
Le Chapelier reprit des couleurs.
"Pendant un instant j'ai pensé...
-Tu sais, il y a un certain temps, un jeune homme est venu me voir avec une petite fille pour obtenir mon aide. C'était la deuxième fois qu'il venait me voir."
Elle se dirigea vers une étagère et pris une petite boîte en bois.
"Et en dépit des nombreux levés de soleil qui séparèrent chacune de ses visites, poursuivit la brebis. Il ne me semble pas qu'il ait changé."
Elle ouvrit la boîte et en sortit une clé en fer, un peu rouillée qu'elle tendit au Chapelier.
"Tu sais déjà à quoi elle sert."
Il prit la clé et se dirigea dans l'arrière boutique, laissant Lewis en compagnie de la vieille brebis qui se rassit.
"Alors, et toi ? demanda-t-elle en reprenant son tricot avec huit aiguilles.
-Moi ?
-Tu te caches de la reine ? C'est ça ?
-Oui.
-J'espère au moins que toi, tu arriveras à te sortir de là. Je n'ai pas besoin d'avoir quelqu'un d'autre à réconforter."
Elle prit une autre paire d'anguilles. Lewis se demanda comment elle faisait.
"Il était tellement misérable quand il est arrivé dans ma boutique. Ses vêtements étaient trop petits pour lui. En plus ils étaient en lambeaux. Et il fallait voir ses grands yeux de chiot apitoyants."
Elle sembla se détourner de son tricot.
"Moi qui d'habitude ne supporte pas que l'on touche à mes affaires, dit-elle d'une voix tremblante. Je lui ai offert abri et nourriture. Ça m'a fait tout drôle de m'occuper à nouveau de quelqu'un. Tu comprends petit, mes enfants étaient déjà grands. Je l'ai caché jusqu'à ce que les gardes cessent de fouiller les environs."
Elle releva la tête en regardant Lewis.
"Ce qu'il m'a raconté...personne n'a su...personne ne sait...
-Qu'est-ce qu'il vous a dit ?
-Tu n'imagines pas tout ce qu'il a vu. Jamais je n'aurais songé qu'une telle chose puisse..."
Elle s'interrompit en s'apercevant que le Chapelier revenait, satisfait.
"C'est fait, déclara-t-il. Merci beaucoup madame McWool. Je ne sais comment vous remercier.
-Alors ne le fait pas, dit-elle en reprenant son tricot. Allez disparaît. Le temps n'attend personne.
-Au revoir, madame, la salua Lewis.
-Merci pour tout, conclut l'homme avant de sortir."
La vieille brebis les regarda partir en silence. Après quelques minutes, elle prit un mouchoir et s'essuya les yeux.
"De rien. C'est normal."

Les deux compagnons de route reprirent leur marche en direction du château. L'ambiance était devenue plus détendue depuis qu'ils avaient quittés la boutique de madame McWool. Cependant, elle demeurait sérieuse.
"Comment ferons-nous pour entrer ? Le château est entouré par des douves."
Lewis ne se rappelait que trop bien sa mésaventure avec la créature qui y vivait.
"Il y a deux autres entrées possibles, expliqua le Chapelier. Il y a le labyrinthe. Mais c'est trop risqué. Alors on va passer par la grande porte.
-La porte principale ! Mais vous êtes fou !
-Merci, fit-il surpris.
-C'est précisément l'endroit où les gardes s'attendent à voir venir quelqu'un.
-Les gardes représentent le danger le moins important de tous. Crois moi, c'est plus sûr que le labyrinthe ou les douves."
Malgré le sourire confiant de son compagnon, Lewis n'était pas plus rassuré. Il était effrayé à l'idée d'être confronté à la reine. Elle ne lui avait pas paru menaçante lorsqu'il l'avait rencontrée. Étrange peut-être. Mais pas dangereuse. Apparemment, elle savait cacher sa véritable nature.
Ils arrivèrent dans un champ fleuri. Il y en avait de toutes tailles et formes. Il y avait également des arbres. Des saules probablement. Leur feuillage, en l'occurrence de longue bande de tissus colorés, tombait jusqu'au sol. Une odeur légère et agréable flottait dans l'air. Le vent soufflait, faisant danser les fleurs au bout de leurs grandes tiges. Le sentiment d'oppression s'estompa. Lewis cru alors entendre un faible chuchotement. Le Chapelier s'arrêta et leva légèrement son chapeau.
"Mesdames, dit-il d'un ton courtois. Savez-vous qu'il n'est pas poli de parler d'une personne à voix basse lorsque celle-ci est présente ?"
Une grande rose rouge se pencha alors au-dessus d'eux. Les pétales se resserrèrent, s'enroulèrent, jusqu'à former un visage de femme.
"Ayez, s'il vous plait, l'obligeance de nous pardonner, s'excusa la rose.
-Cela peut lui donner l'impression que l'on dit du mal d'elle.
-Je m'excuse au nom de toutes ces dames.
-Voilà qu'elle attire de nouveau l'attention sur elle, s'indigna une pâquerette.
-Voyons, très chère, lui dit un lys avec douceur, calmez-vous.
-Et pourquoi ! Elle se présente toujours en martyre. Comme si elle était la reine du jardin.
-Je vous demande de baisser la voix, madame, l'incita la rose.
-Vous pensez pouvoir donner des ordres à tout le monde !
-Je veux juste vous rappeler que ce ne sont pas des manières en société. Si vous désirez débattre, tâchez au moins d'adopter une attitude convenable."
Cette petite dispute réveillait les souvenirs de Lewis. Cela lui rappelait les discussions de sa mère avec ses amies. Sa mère était comme la rose : sage, tranquille, autoritaire tout en étant respectueuse. La pâquerette ressemblait plus à madame Ripple. Une grande blonde, sèche et jalouse de madame Caroll. Elle la détestait car elle était bête et n'aimait que les ragots. La mère de Lewis aimait la lecture et était instruite. Comme son père devait parfois quitter l'Angleterre pour son travail, elle pouvait s'informer. Les deux femmes se brouillaient souvent. Mais jamais madame Caroll n'avait haussé le ton. C'était pour cela qu'elle était respectée. On se met souvent à crier lorsque l'on se sent en mauvaise posture. Madame Ripple criait toujours lorsqu'elle se disputait avec la mère du garçon. Il la reconnaissait en regardant la pâquerette. Lentement, le visage de sa mère se dessina. Il la voyait nettement. Les fleurs prirent l'apparence de ses amies. Il les voyait discuter dans le salon. Madame Ripple criant tandis que certaines observaient en silence et d'autres cherchaient à l'apaiser. Il voyait sa mère, impassible, digne. Quelques battements de cils pour tout mouvement. Il la distinguait parfaitement. Si nettement. Il pouvait presque toucher les meubles. Mais lorsqu'il effleura le fauteuil où se trouvait sa mère, il se piqua. Tout disparu d'un coup. Il gémit en secouant la main. En levant la tête il vit la rose.
"Oh, je suis désolé mon petit."
Il regarda son doigt et y vit une petite entaille.
"Il faut faire attention avec les épines, Lewis, lui dit le Chapelier en lui tendant un morceau de tissu blanc."
Le garçon l'enroula autour de son index. Il se demanda ce qu'il s'était réellement passé. Il lui avait pourtant semblé être chez lui avec sa mère. Du moins pendant un instant.

LewisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant