[Léandre, pour la petite illu]
Léandre s'était fait à l'idée qu'il devrait ménager ses efforts pour espérer tenir la durée de la randonnée. Il avait ralenti le pas, quitte à se retrouver à une vingtaine de mètres du petit groupe qui s'était formé en tête de cortège.
Il avait fait du dos de Raphaël un point à fixer. Quitte à trébucher, quitte à glisser dans le vide qui s'ouvrait parfois juste à côté du sentier. Quitte à revenir sur tous les conseils que Casimir lui avait donnés.
Son cerveau tournait et retournait en boucle les mêmes pensées. Lorsque sa jambe libérait une salve de douleur, il entendait la voix de sa mère, les rires tonitruants de son père. Sinon, il se remémorait les gestes, ses propres audaces, jusqu'à les tourner au ridicule. Jusqu'à ne voir dans ses initiatives que le résultat balbutiant de son inexpérience. De quoi avait-il l'air ? Plutôt que de blâmer Raphaël et son comportement qui niait en bloc cette nuit-là, Léandre se dressait en fautif.
Passe à autre chose. Oublie.
Oublier ? Au contraire, il avait promis de ne rien oublier, quitte à prendre toute la responsabilité d'une erreur commune.
Léandre faillit trébucher sur une irrégularité du sol. Son regard retomba sur ses pieds et il se rappela les conseils avertis de Casimir. C'était une canette abandonnée à ses pieds et son cœur se serra. Plus loin, il y avait une bouteille d'eau et un mégot de cigarette. Ce que Léandre avait de plus sentimental s'éteignit pour laisser place à des données qu'il connaissait par cœur.
Un mégot de cigarette met un à deux ans à se dégrader et pollue, au passage, cinq cents litres d'eau.
La canette en aluminium demande deux cents ans pour disparaître.
Pour la bouteille en plastique, il faut compter quatre cents ans.
Léandre n'entendit pas la protestation de ses genoux lorsqu'il s'agenouilla. Il décrocha son sac de son dos et y enfourna ce que les randonneurs avaient laissé sur leur sillage. À croire qu'ils n'avaient pas conscience de la gravité de leur geste.
À croire qu'ils se fichaient de défigurer la nature telle qu'ils l'avaient trouvé.
Léandre avait seize ans lorsqu'il s'était tourné vers des associations de protection de l'environnement. Il avait converti son inquiétude en un pouvoir d'action et avait aussitôt cessé de compter les instants de désespoir. Les nouvelles qu'ils diffusaient au sein de l'association étaient rarement bonnes.
Encore une espèce classée en voie d'extinction. Le jour de dépassement, celui qui notait la période à laquelle l'homme avait consommé toutes les ressources que la planète produisait, qui se présentait chaque année plus tôt. Les décisions gouvernementales trop ténues, voire climaticides, qui servaient une société capitaliste pour laquelle le profit immédiat importait plus que la survie collective.
La lutte était faite de beaucoup de défaites, de compromis dont la planète ne pourrait pas se contenter. Léandre avait compris peu à peu que tout le monde n'agissait pas pour le mieux. Qu'on pouvait s'armer de toutes les preuves scientifiques au monde, montrer que la lutte climatique était doublée d'un engagement social, car l'un ne proposerait pas un avenir viable sans l'autre, il y en aurait toujours pour refuser net. Pour se voiler la face et se moquer d'un pseudo alarmisme du côté des militants.
Il n'y avait pas urgence, si ? On n'a qu'une vie, autant en profiter.
La gorge de Léandre s'était serrée. Il avait ramassé des tonnes de déchets en cinq ans, sans compter les petits gestes qu'il avait égrenés plus jeunes. Chaque fois, il avait la même émotion coincée au bord des lèvres. Le dégoût de devoir porter sur son dos les responsabilités des autres, leurs rebus jetés avec l'égoïsme de l'inconscience.
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Adieu, demain
RomanceL'été, c'est cet instant où les erreurs sont permises. Léandre fait la rencontre d'un groupe d'amis dans un coin reculé de l'Ardèche. Coin suffisamment reculé pour l'éloigner de la présence nocive de ses parents, mais pas assez pour le débarrasse...