Chapitre 22

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[Wendy enfant, réalisée à la sanguine]

- Ne bougez pas !

- Attends !

- Anton, il a dit de ne pas bouger !

- Mais y'a un truc sous l'eau !

Wendy perdit le peu de concentration qu'elle avait amassé jusqu'alors. Soit pas grand-chose. Elle loucha dans l'eau, entre les pierres et Anton esquiva en poussant un cri. Casimir commenta, entre ses dents :

- Tu vas finir au fond de l'eau, Anton.

Il fallut près d'une minute de plus pour que Raphaël obtienne une pose un peu correcte. Léandre avait d'abord refusé d'être pris en photo, puis Anton avait suivi en arguant que si l'un d'entre eux pouvait échapper à cette corvée, alors il n'y avait pas de raisons pour qu'il n'obtienne pas ce passe-droit aussi. Wendy avait été déconcentrée au moins cinq fois en l'espace et Casimir avait essayé, en vain, de rassembler le groupe au milieu de la rivière autour de laquelle ils s'étaient rués.

- Bon, ça vient ? Il fout quoi le photographe ? maugréa Casimir, sans laisser retomber le sourire commercial qui lui fendait les lèvres.

- Tiens ton sourire d'hypocrite encore trois secondes, précisa Raphaël, du bout des lèvres.

Il était posté à deux mètres et chaque éclaboussure menaçait son appareil photo. Son père avait les moyens de lui offrir des cadeaux à en faire pâlir de jalousie tous ses amis, mais s'il avait toujours dépensé sans compter dans l'éducation de Raphaël, tout ce qui s'approchait de près ou de loin à ses loisirs ne l'avait jamais intéressé. Son fils était persuadé que son éducation ainsi que l'homme qu'il était en train de devenir n'intéressaient son géniteur que dans une moindre mesure. Tant que Raphaël se révélait digne de son héritage, de la société dynamique qu'il avait conçue, il se fichait bien du reste.

Cela incluait la personnalité de sa progéniture, sa capacité à devenir une personne respectable et, surtout, son bonheur.

Cet appareil photo avait été l'un des uniques caprices dont Raphaël se rappelait. Une obsession enfantine qu'il n'avait pas lâchée. Comme si à quinze ans déjà, il avait ressenti le besoin de capturer les instants de bonheur, de les emprisonner pour ne pas les oublier. Un peu à la manière de reliques précieuses, témoins de ses déboires, des fous rires naïfs et des bêtises prises sur le vif.

Raphaël ne les avait plus regardés pendant quelques années. Il situait cette période au milieu de ses années lycée, peut-être à la fin de l'année de première, lorsqu'il avait fallu se diriger vers un avenir. Il avait regardé les photos une à une, pour ressusciter le bonheur, pour embrasser la furie d'un cœur qui s'emballe.

Rien.

Rien, pas même l'illusion d'une joie factice.

Raphaël avait rangé soigneusement ses photos et n'y avait plus touché.

Il y avait eu l'année de voyage qu'il avait pu s'offrir, conscient que la fortune de son père le lui permettait et qu'il s'agissait d'une chance inouïe. Il avait ramené son appareil photo et il avait renoué avec cette passion. Il était celui qui immortalisait les moments spontanés de colère, de moues caricatures et on le voyait rarement de l'autre côté de l'appareil. Cela ne le dérangeait pas outre mesure. Raphaël savait se contenter du bonheur des autres. C'était du moins ce qu'il pensait, toutes ces années où il avait enterré ses pensées douloureuses au fond de son esprit.

Raphaël prit trois photos avant que Wendy finisse la tête dans l'eau. Il immortalisa sa bouche ouverte sur un cri de vengeance, ses taches de rousseur qui éclataient sur ses joues comme un feu d'artifices et ses cheveux roux assombris par l'eau de la rivière. Il sourit.

Adieu, demainOù les histoires vivent. Découvrez maintenant