Cinq heures vingt-deux

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Raphaël avance.

Il avale la distance, comme si rien ni personne ne pouvait l'arrêter. Il n'y a aucun poids pour écraser ses épaules et aucune ombre pour le retenir, pour l'enchaîner à un destin étranger.

Raphaël ne faiblit pas.

Il ne sent ni la douleur de ses membres ni la fatigue. Il avance sans un regard pour la course du soleil au-dessus de sa tête.

Ici, le temps n'a pas cours.

Ici, Raphaël n'est l'esclave de personne.

Autour de lui, le paysage se modèle, se déforme. Sans cohérence ni consistance. Il ne ressemble à aucun autre. Mélange de l'Algérie et de la Colombie, de toutes les contrées qu'il a un jour foulées. De ses quêtes, il est reparti les mains vides, les épaules encombrées d'un nouvel échec.

La nuit tombe et Raphaël ne ralentie pas.

La voute céleste est vaste au-dessus de son visage, mais il n'en a pas peur. Au contraire, il inspire à pleins poumons la saveur inimitable de cette nuit. C'est la dernière.

Et elle a une odeur d'instant éphémère, mais inestimable.

La fragrance de l'herbe séchée par le soleil, de la terre odorante, de la lavande et du soleil. Des cigales et du vent qui s'engouffre dans les feuilles des arbres.

Ici, l'été ne connaît aucune fin, méritée ou précipitée.

Ici, il n'y a pas d'appel inattendu pour briser en morceaux les rêves et pour ruiner les derniers espoirs.

Raphaël avance jusqu'à ce que l'aube se lève. Jusqu'à ce que le ciel artificiel tranche son noir d'encre de gris, puis de rose blafard. Il se rappelle ces couleurs douces et paisibles. Il ne les a pas quittées des yeux pendant que les draps s'imbibaient d'un rouge vif.

Raphaël ralentie un peu comme pour profiter de l'instant. Il entrouvre ses lèvres et sourit. L'émotion qui l'enlace est difficile à déterminer. Il y a le bonheur que Léandre lui avait livré et autre chose.

Il n'y a rien autour de lui. Qu'une page vierge et un paysage qui mélange tout ce que la mémoire a rapporté de ses voyages autour du monde.

Raphaël s'agenouille et planta sa main dans la terre meuble. Elle est poussiéreuse et humide. S'il restait à Raphaël une once de rationalité, il aurait refusé d'y croire. La terre entre ses doigts n'est pas plus réelle que le ciel au-dessus de sa tête et que le paysage qui se tord gracieusement autour de lui. Cet endroit est un écrin, une arche.

Il n'existe pas.

Pourtant, l'émotion qui effleure Raphaël jusqu'au plus profond de lui est tout ce qu'il aurait pu espérer. C'est l'accomplissement.

Il n'y a pas son père pour l'enlacer et soulager ses plaies logées sous sa peau, pour lui murmurer qu'il a été un bon fils et qu'il a fait de son mieux.

Qu'il a fait de son mieux, mais que ça n'a pas suffi.

Il n'y a pas son père, il n'y a personne à part Raphaël.

S'il se concentre, il peut imaginer une maison un peu plus loin. La piscine juste derrière, les rosiers au bout du sentier et un groupe de garçons qui écoute de la musique trop fort en éclaboussant les dalles autour. Si Raphaël se concentre, il peut deviner Wendy avec eux, Liv non loin et même Nayla. Il peut même deviner la silhouette gracile et délicate de Léandre, un peu en retrait.

Tout va bien.

Raphaël ne pleure pas. Il est heureux de les revoir une dernière fois, même si cet instant qu'il aperçoit n'a sans doute jamais existé. L'illusion compte, elle le berce.

Ici, dans ce nulle part, Raphaël a trouvé ce qu'il cherchait. L'accomplissement et, surtout, le repos.

Raphaël se relève sans douleur.

Il s'imagine que si un tel endroit avait existé, il aurait peut-être pu se retrouver lui-même. Se construire correctement, sans douter de son identité, sans ce creux au milieu de la poitrine dans lequel il avait fini par tomber.

Raphaël ne ressent aucun regret. Pas de haine envers son père, pas de rancune envers quiconque. Il ferme les yeux et les rouvre.

Il attend encore un peu dans ce lieu, au terme de son voyage, sans tristesse et sans douleur. Il aurait pu vivre, pourtant. Il sait qu'il a tout essayé et que s'il s'est souvent traité en lâche, son dernier geste ne l'a pas été. Pas plus qu'il n'a été égoïste.

Il ne ressent pas de culpabilité, juste de la nostalgie.

Entre ses mains pend le fil rouge qu'il a tranché ce matin-là.

Il a laissé l'autre moitié à Léandre avec bien d'autres choses, à commencer par l'avenir, les moments précieux, les adieux qui ne se prononcent pas.

Raphaël espère qu'il vivra pour encore longtemps. Lui se contentera de l'empreinte de sa main sur sa nuque et le souvenir de la lumière sur sa joue.

Ici, nulle part, il peut encore attendre un petit peu.

Il est cinq heures vingt-deux et ce n'est pas près de changer.


On est sur la partie qui me fait chialer à coup sûr.

C'est très bref, disons que c'est Raphaël qui vous dit adieu, lui aussi, avant de tirer sa révérence. Je ne sais pas si c'est apaisant après la brutalité et la violence du dernier chapitre, ou si c'est pire encore. Je serais ravie d'avoir vos avis.

 Il reste encore l'épilogue dans les tiroirs avant de clore ce roman, alors je vous dis à vendredi !


Adieu, demainOù les histoires vivent. Découvrez maintenant