Chapitre 30

44 15 0
                                    

[Léandre au crayon et feutre violet]

— Je peux embarquer les gâteaux ?

Nayla finissait la vaisselle du soir, de la mousse jusqu'aux coudes sur sa peau noire. Elle avisa d'un coup d'œil les plateaux de fondants au chocolat qui restaient du repas. Elle objecta :

— Laisse-moi en deux et fais gaffe à ce que Casimir s'étouffe bien avec !

— Je croyais que tu l'avais pardonné.

— Je ne lui ai pas souhaité une bonne gastro, juste qu'il s'étouffe avec son fondant, corrigea Nayla, avec un sourire carnassier.

Léandre avait rarement vu quelqu'un d'aussi rancunier. Un défaut dont elle avait conscience et dont elle avait parlé à Léandre peu après son arrivée, alors qu'ils s'apprivoisaient l'un l'autre. La rancune était tolérée, mais pas en tant que défaut féminin et comme un certain nombre de traits de sa personnalité, Nayla observait des valeurs qu'on prêtait aux hommes dans une tradition poussiéreuse et incompréhensible.

Enfant, elle avait pour habitude de traîner presque exclusivement avec des garçons, comme l'une des leurs. Un garçon manqué, comme on l'avait qualifiée avec un mélange d'affection et de moquerie. Aux yeux des adultes, cette manie à adopter les comportements turbulents des garçons était acceptable jusqu'à un certain âge.

Avant qu'ils aient l'occasion de signaler à Nayla qu'elle ferait mieux de se montrer plus sage, plus à l'écoute et plus en retrait, ses camarades de jeu avaient fini par se lasser d'elle. Trop autoritaire, disaient-ils. Ou peut-être était-ce sa féminité qui reprenait le dessus. Elle avait grandi et grandissait encore, comment continuer à la bousculer avec la même force que les autres garçons ? Ils avaient commencé à s'intéresser aux filles et Nayla avait dû changer de camp, amère d'avoir été rejetée par ses propres alliés.

Ce ne serait que plusieurs années plus tard qu'elle comprendrait ce qui gênait le plus chez elle : les garçons supportaient mal de la voir leur tenir tête, de retrouver en elle des qualités, des défauts qu'ils pensaient propres à leur sexe. Cela avait été un mal pour un bien dans le cas de Nayla puisqu'elle avait été amenée à s'interroger très tôt sur son propre regard sur les filles de son âge. Elle avait réalisé qu'elle ne s'intéressait pas aux garçons comme ses anciens amis avaient commencé à s'intéresser aux filles.

Léandre disposa les fondants dans une boîte et en referma le couvercle. Il était étonnamment serein. Le petit billet laissé par Raphaël lui avait laissé plusieurs heures pour se préparer à la petite soirée à laquelle il l'avait invité. Autrefois, cet effort d'anticipation pour éviter la panique lui réclamait des jours, parfois une semaine à l'avance. Léandre y voyait la preuve de ses progrès et il n'en était pas peu fier.

— J'en ai pour quarante minutes, peut-être une heure le temps de tout fermer.

Léandre referma la porte de la cuisine et contourna la petite verrière déserte à cette heure de la nuit. Il devait être vingt-trois heures et la plupart des clients, des familles ou des personnes âgées, dormaient déjà. Dehors, la nuit était calme, paisible et même un peu fraîche. Léandre avait enfilé une veste légère qui couvrait ses épaules et il fut tenté de s'attarder ici, devant les chaises longues inoccupées. Pour profiter de cette quiétude, du murmure quasi inaudible du vent entre les branches et dans les herbes hautes.

Il songea aux paroles de Raphaël au sujet du temps et du fait que tout ce qu'ils vivaient, qu'importait la valeur de l'instant, était éphémère. Il avait raison et Léandre repoussa le léger malaise qui le traversa à cette pensée. Lui aussi commençait à réaliser combien le temps leur était compté. Il l'était depuis le début, ils avaient seulement choisi de l'ignorer.

Adieu, demainOù les histoires vivent. Découvrez maintenant