L'ami

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Cela faisait un mois que Leila était arrivée chez les Klein. Le père était la seule personne de la maison à avoir un caractère à peu près supportable. Malheureusement, il était rarement présent, voguant de réunions en voyages pour le compte de son travail. Cela n'allait pas s'arrêter de sitôt, le chantier de la Philarmonie de Périsse venant de débuter.

Par chance, leur mode de vie faisait qu'elle les croisait peu souvent. Antoine avait tendance à s'absenter fréquemment, on ne le voyait que trois jours dans la semaine. Il vivait pratiquement dans le 7e, chez Dimitris. Nine, quant à elle, sortait presque tous les soirs. Elle aimait faire la fête. Elle rentrait de cours à 18h, picorait, puis partait vers 20h, et rentrait sur les coups de 3h du matin. Le lendemain, elle se réveillait à 7h30, déjeunait sur le pouce d'un porridge accompagné de fruits rouges, et était partie pour 8h. Le week-end, on pouvait être certain de la croiser chez Castel ou aux Bains la nuit ; au Flore et aux alentours en journée.

Les enfants Klein avaient un caractère infâme. Ils traitaient Leila comme une véritable esclave, n'hésitant pas à la solliciter en plein milieu de la nuit pour répondre à leurs besoins, qui n'étaient pas urgents, et qui auraient clairement pu attendre une heure plus décente.

La plupart du temps, Leila avait donc le champ libre et la maison rien que pour elle.

Elle s'était donc créé une routine. Elle accomplissait les tâches ménagères et l'entretien de la demeure après le départ de Nine, et s'y attelait jusqu'à 12h. Le jardinier passait une fois par semaine, à l'heure du déjeuner. Elle lui ouvrait le portail et le raccompagnait une fois son travail terminé. Sa 2e journée pouvait alors commencer. Leila appréciait les déjeuners ensoleillés sur la terrasse et profitait de la superbe vue qu'elle offrait. Ses sens, plus particulièrement sa vue et son odorat, se délectaient de cet environnement privilégié. Le vent lui chatouillait agréablement les narines, apportant jusqu'à elle le doux parfum mêlé des gardénias, la fraîcheur de la menthe, l'effluve suave des églantiers, et l'odeur légèrement citronnée des pivoines. Elle s'installait de manière confortable dans un transat avec un bouquin et une bonne boisson. C'était parti pour plusieurs heures de tranquillité. Elle s'interrompait vers 16h30, avant que Nine revienne. Elle se demandait comment elle faisait pour parvenir à tenir un tel rythme. Elle avait 20 ans, certes, mais tout de même. Elle devait avoir besoin de repos de temps à autres, non ?

Les habitants de cet endroit avaient l'air de vouloir fuir au maximum ce lieu pourtant chaleureux. Le seul point négatif était les appels inopportuns. Ils survenaient une fois par jour, à des moments aléatoires. Leila avait décroché un matin, en dépit de l'interdiction. Elle avait à peine eu le temps de dire bonjour que son interlocuteur avait déjà raccroché. Ce détail mis à part, vu de sa fenêtre, c'était l'habitat idéal. Spacieux, lumineux, bien placé, agrémenté d'un agréable jardin.

Les épaules de Leila se haussèrent. Bah, elle en profiterait pour eux. Si elle avait été à leur place, ellele quitterait rarement. On s'y sentait bien.

Cela faisait un mois que U ne l'avait pas contactée. La dernière fois, c'était au sujet du contrat et de ses modalités. Leila l'a relu avec attention, avant de le signer et de le lui renvoyer. Il correspondait en tous points à ses attentes. Elle espérait que le reste de son séjour dans cette maison serait aussi agréable et tranquille, l'attitude de Nine et Antoine mise à part. Ce ne fut pas le cas, loin de là.

...

Paul prit un instant pour considérer la situation. Baudouin était un vieil ami. Ils s'étaient rencontrés 23 ans auparavant sur les bancs de l'ENSAR. Jusqu'ici, il ne s'était vu confier des chantiers que grâce à De Breuille père. Mais De Breuille père, lassé d'observer l'incompétence de son fils, incapable de garder un emploi par lui même à 45 ans passés, avait cessé de lui apporter son aide. Ce dernier se retrouvait à la dérive. Les premiers temps, il avait su répondre aux attentes de ses clients et tout semblait aller pour le mieux. Mais au fil des mois et des années, des retours de clients mécontents avaient été reçus et le constat était sans appel : ses travaux étaient désastreux. A première vue, les bâtiments construits étaient esthétiquement beaux. Mais ils comportaient des défauts de conception et de construction, qui apparaissaient sur le long terme. De Breuille Architecture devait faire face à de nombreux litiges. Un nouveau conseil d'administration avait été nommé par les actionnaires majoritaires de la société, parmi lesquels De Breuille père. Le fils venait d'être licencié pour faute.

Il savait ce que Baudouin allait lui demander, il avait eu Amaury De Breuille au téléphone une heure auparavant. Et il n'en était pas question.

Baudouin De Breuille transpirait à grosses gouttes. Ses mains tremblaient et il cherchait ses mots. Il rassembla ses esprits, et se décida à regarder Paul droit dans les yeux :

- « Ecoute, j'ai besoin de ton aide. Mon père m'a fait virer, je suis dos au mur. Ma femme ne peut pas découvrir ce qui est arrivé, sinon je.. je... » bégaya-t-il. S'il te plait, fais-moi intégrer le projet Philharmonie. Je t'en serai éternellement redevable. Supplia-t-il, les mains jointes.

- Non, Baudouin. Je vais être franc avec toi : c'est impossible. Je ne peux pas. Tu vas tout faire capoter.

Paul évitait de croiser son regard. Baudouin arpentait la pièce de long en large. Ses mains s'agitaient :

- Je suis foutu, Paul, foutu. Comment est-ce que tu peux m'abandonner ainsi ? Ça fait plus de 20 ans qu'on se connait, je t'ai toujours soutenu, depuis le début. Tu ne serais pas arrivé là où tu en es sans mon aide et celle de ma famille. Tu as fait tes premières années de carrière chez mon paternel. C'est comme ça que tu me remercies ?

- J'ai bien conscience de tout ce que tu as fait pour moi. Mais je ne peux pas te retourner la faveur de cette manière. Laisse-moi réfléchir à une autre solution de mon côté, je reviens vers toi dès j'en ai une à te proposer.

Baudouin comprit qu'il était inutile d'insister plus longuement. Il cessa de s'agiter. Paul n'était pas du genre à changer d'avis, et il venait de l'envoyer balader. Il savait qu'il n'avait pas la moindre intention de l'aider. Raide, il tourna les talons, le salua d'un bref au revoir et claqua la porte de son bureau. Il connaissait le chemin vers la sortie.

Leila le vit passer, depuis la cuisine. Elle était légèrement irritée. M. De Breuille venait de ruiner son travail de la matinée, avec ses chaussures.

...

Le lendemain

Leila récupéra le journal Le Périssien sur le perron de la porte et le déposa dans la cuisine, sur la table. M. Klein descendit 10 min après, et, une fois n'est pas coutume, pris le temps de déguster sa tartine et son café tout en lisant le journal. Il lu les gros titres, feuilleta les premières pages d'un œil encore mal éveillé. Jusqu'à la rubrique nécrologique. Il cru avoir mal lu. Il relu à plusieurs reprises les mots suivants :

La famille De Breuille a la douleur de vous faire part du décès de

M. Baudouin Jean Charles De Breuille

Survenu à l'âge de 45 ans à Périsse


Les obsèques seront célébrées ce samedi 30/06 à 15h en l'église de St Surplace (Périsse 6e).

Baudouin avait péri à Périsse.

Ses méninges disjonctèrent. Le choc lui fit perdre connaissance.

Leila l'allongea au sol, cala sa tête avec un coussin. Elle attendit nerveusement qu'il reprenne ses esprits, un verre à la main. Elle réfléchissait à la marche à suivre dans le cas où la suite se déroulerait mal, lorsqu'il reprit conscience, quelques minutes plus tard.

 D'un revers, il écarta le verre qu'elle lui tendait, réclama du whisky. Il n'y croyait pas. Il était sidéré. Ce n'était pas possible. Ils étaient en train de discuter la veille. Paul allait même lui proposer d'intégrer le cabinet. Il y songeait sérieusement, Franck et Claudia n'y auraient vu aucun inconvénient, tant qu'on se contentait de lui proposer des projets aux enjeux mineurs.


La lumière dans l'ombreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant