15/06 à 11h – Hôpital
Le temps d'Eliane était compté. Elle se laissa à nouveau aller à penser à sa vie, à ses proches, à ses enfants surtout.
Eliane les chérissait avant même qu'ils viennent au monde, c'est pourquoi elle aimait à se répéter qu'il était possible d'aimer un être sans l'avoir jamais vu et adressé la parole. A chaque grossesse grandissait le même sentiment : elle avait hâte de les rencontrer. A ses yeux, elle avait pris soin de ses enfants. Tout petits, elle avait changé leurs couches, supporté les pleurs incessants la nuit et allait les réconforter, tandis que son mari n'avait pas une fois consenti à se lever pour décharger Eliane. Elle se faisait un sang d'encre quand elle constatait un retard dans le développement de leur motricité globale, fine, de leur dentition ; de leur apprentissage de la lecture ou de la parole.
Plus grands, c'était elle qui les attendait à 16h30 devant l'école Blanche de Castille, et qui se portait volontaire pour les accompagner pendant les sorties extra-scolaires. Elle, qui préparait leurs repas au lieu de leur faire ingurgiter des pots industriels Blodina.
Elle aurait pu céder à la facilité, par manque de temps ou par flemmardise, mais elle tenait à le faire, pour leur santé. Lorsqu'ils revenaient les genoux blessés par une chute lors d'une sortie au parc, elle sortait du désinfectant de la trousse à pharmacie, les distrayait en faisant semblant d'apercevoir un paon multicolore au loin et en profitait pour en verser sur la plaie. Vite, un pansement, un bisous magique et un bonbon plus tard en guise de récompense, et c'était terminé. Le bobo était oublié.
C'était elle qui organisait les fêtes d'anniversaire, qui avaient pour thème leur dessin animé favori du moment. Ils s'y amusaient follement, avec leurs copains. Eliane était particulièrement fière d'une chasse au trésor qu'elle avait concocté. Tous ces souvenirs avaient été capturés en photos, mis en album, puis remisés avec le temps dans un meuble du salon.
Lorsque le succès de ses romans se fit grandissant, les enfants devaient avoir une dizaine d'années. Elle trouva difficile de concilier son travail d'écrivain, qui jusque-là était une passion à laquelle elle consacrait son temps-libre, avec son rôle de mère. Elle fit donc appel à des gouvernantes, dont elle eut le contact via ses amies, afin d'obtenir du soutien.
Eliane éprouvait de la rancune à l'égard de son mari. Il consacrait l'essentiel de son énergie à une chose : sa carrière. Elle concevait son désir d'être reconnu, de donner le meilleur de lui-même et de chercher à se dépasser pour atteindre ses rêves les plus fous ; elle avait été l'un de ses soutiens de la première heure. Elle comprenait Paul dans la mesure où il était issu d'une famille modeste ; à force de sacrifices, et grâce à la prévenance de ses parents qui avaient tenté de lui fournir les conditions optimales à sa réussite, à la mesure de leurs moyens, il était parvenu à briller et atteindre ses objectifs. Elle n'était pas jalouse.
Contrairement à lui, elle était née avec une cuillère d'argent dans la bouche. Mais, il y a un mais. Ses parents attendaient de leur unique progéniture qu'elle soit à la hauteur de leurs espérances. Leur engeance n'avait pas d'autre choix que d'être exceptionnelle, confirmant ainsi que leur statut durement acquis l'était grâce à leur travail et leur talent, et non pas à leur seule naissance. Hélas, Eliane les avait déçus.
Elle brillait par sa médiocrité, peinant à rester dans la moyenne. Elle avait beau fournir un tas d'efforts, qui finirent par devenir risibles, cela demeurait largement insuffisant. En conséquence de quoi, ses parents se désintéressèrent d'elle. Elle ne représentait pour eux qu'un faire-valoir, qui n'avait aucune utilité. Adieu toute forme d'empathie à son égard, bonjour indifférence dans le meilleur des cas, et dénigrement le plus souvent. Il en résulta qu'Eliane grandit de manière bancale. Elle n'avait pas confiance en elle, en ses capacités. La froideur de ses parents l'empêcha de développer la compétence clé qu'est la capacité à communiquer clairement et sainement avec d'autres personnes ; et créa chez elle des difficultés affectives, dont elle pâtirait encore à l'âge adulte.
La situation avait changé, et Paul n'en n'avait pas tenu compte. Antoine était né. L'insouciance avait baissé d'un cran. Elle s'était évaporée à la naissance de Nine. Eliane se sentait seule dans son couple.
Comment des êtres aussi différents avaient-ils pu tomber amoureux l'un de l'autre ?
Ils s'étaient rencontrés dans leur vingtaine, à une soirée organisée par des amis communs. Eliane avait repéré Paul de loin. Elle avait donné un coup de coude discret à son amie Evelyne :
- C'est qui le brun aux yeux verts près de la cheminée qui converse avec Jonas ?
- C'est Paul, le petit frère de Christian.
- Tu le connais bien ?
- Non, juste un peu. Il t'intéresse ?
- Oui...
- Fonce, je crois qu'il est célibataire.
- Il regarde dans notre direction.
Il n'en fallait pas plus pour qu'Eliane aille lui parler. Que le regard lui soit adressé ou pas, elle avait décidé de prendre sa vie amoureuse en main.
Elle réfléchit à une stratégie d'approche et se répéta 3 ou 4 fois les mots qu'elle allait employer, ainsi que les questions qu'elle pourrait lui poser, basées sur les informations qu'elle venait de glaner. Elle vida sa coupe de champagne d'une traite pour se donner du courage. Et c'était parti.
Leur relation n'était pas basée sur de l'amour, mais sur un mélange de désir et d'affection. Surtout de désir et un peu d'affection au début, principalement d'affection avec un soupçon de désir par la suite. Ils étaient restés ensemble pour s'apporter mutuellement de la stabilité, mais leur relation s'était effritée doucement en raison de l'incompatibilité de leurs caractères. Ils pensaient être complémentaires, mais cela s'avéra faux.
Paul était léger, il avait gardé une part d'insouciance de l'enfance. On aurait dit qu'il était capable d'avoir n'importe quel âge ; il s'adaptait à son interlocuteur. Avec des enfants de 4 ans, il prenait un malin plaisir à se mettre à leur niveau. La minute d'après, il discutait avec ses parents le plus sérieusement du monde ; il avait retrouvé le sérieux des adultes. Direct, il allait droit au but, n'aimait pas se perdre en rêveries hasardeuses ou en spéculations. Eliane détestait ce trait de caractère. Elle ne pouvait concevoir une vie sans rêvasseries que Paul considérait comme inutiles.
Paul avait travaillé dur pour bâtir un avenir sécurisant, et pour impressionner Eliane, mais il ne le lui avouerait jamais.
Quant à Eliane, c'était une rêveuse qui trouvait dans ses songes un moyen d'échapper à la réalité qu'il l'avait tant faite souffrir. Paradoxalement, elle avait tendance à être pragmatique ; elle planifiait, organisait et agissait. Elle avait peut être peur de laisser certains aspects de sa vie aux mains du hasard. Cela lui aurait donné un sentiment d'insécurité qu'elle ne connaissait que trop bien, et auquel elle tentait à tout prix d'échapper. Paul lui reprochait parfois son manque de désinvolture. Eliane était trop prise de tête.
Elle tourna la tête pour lire l'heure. 15h. Le plateau que l'infirmier avait apporté était resté intact. Le temps avait filé sans qu'elle ne s'en aperçoive. Elle vérifia le téléphone fixe posé sur la console près de son lit, après avoir terminé son repas. Aucun appel manqué, aucun message sur la boite vocale. Son cœur se pinça.
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La lumière dans l'ombre
Mystery / ThrillerFLASH INFO : Incendie criminel à Sâvres. Le cadavre d'un père de famille et de son enfant ont été retrouvés dans les décombres de leur demeure. Un autre membre de la famille et l'employée de maison sont suspectés. Contactez le numéro suivant si info...