Qui de nous deux...

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Le retour à la réalité fut pour Selma d'une brutalité sans nom. Elle manqua s'évanouir. Antoine gisait au sol, face contre terre. Kensakan rangea son arme de service dans son étui, cavala vers Selma. Il lui saisit lui main. Ils n'avaient pas le temps de s'attarder ou de tergiverser. Ils devaient partir avant qu'un témoin n'arrive. Main dans la main, Kensakan et Selma filèrent loin du lieu de l'incident. Ils coururent au hasard, droit devant eux, bifurquèrent à droite, puis à gauche, et encore à gauche, avant de dévaler une rue en pente.

Kensakan arrêta un taxi de la Calle Trece, en agitant un bras, tout en soutenant Selma de l'autre. Le chauffeur les déposa au port de La Havane. Le jeune homme avait déchiré une partie de son t-shirt pour faire un bandage compressif provisoire, et avait couvert la jeune femme de sa veste, pour éviter d'attirer les regards. Le t-shirt déchiré lui conféra l'allure d'un bourgeois bohème. Selma avait perdu beaucoup de sang. Elle se sentait faible. A chaque pas, les bâtiments, les carreaux des fenêtres, les devantures des magasins vacillaient autour d'elle. Il semblait que le taxi n'avait rien remarqué. Il les prenait pour un couple de touristes voulant voir les bateaux amarrés ou en partance, dans le port de la capitale.

La Chevrolet s'éloigna. Kensakan ne perdit pas de temps. Il porta Selma entre ses bras, comme on le ferait avec un enfant resté trop tard devant la télé, qui aurait lutté pour que ses yeux restent ouverts, mais qui aurait été vaincu par le sommeil. Il se dirigea jusqu'à sa planque. Sur la fin du trajet, Kensakan eut mal aux bras. Selma pesait son poids, et la force des ses membres supérieurs était limitée. L'atmosphère moite et humide de La Havane n'arrangeait rien. Le moindre effort physique mettait rapidement en nage, le souffle se raccourcissait de manière plus rapide que sous le climat sec français. Il s'agissait d'un grand hangar désaffecté. Fourni par la grâce et les bons soins d'Interpol. Selma était blessée à l'épaule droite. Antoine avait fait une entaille profonde. Il s'activa pour préparer le nécessaire à la désinfection de la plaie. Au préalable, il installa Selma en position assise, à même le sol.

Le cerveau de Selma connaissait une agitation inhabituelle, qui se traduisait physiquement par des tremblements. L'espoir de vivre une vie normale s'était envolé avec l'apparition d'Antoine et de Kensakan dans son champ de vision. Leur vue avait éveillé tous les traumatismes enfouis par le subconscient de Selma. Jusqu'ici, elle avait réussi à à peu près se convaincre qu'elle était sauve. Que les poursuites avaient cessé, le portrait Interpol mis en ligne reflétant son ancienne apparence. Sous ce portrait figurait le nom qu'elle portait dans une autre vie : Leila Fontanges. Il n'avait pas été mis à jour.

Son estomac était tordu par l'angoisse, ses muscles contractés par la douleur. La prise d'anxiolytique fort comme le Xanax n'aurait pas pu la calmer. Elle se revit, debout, contemplant les corps inanimés de Nine, Antoine, et Paul, baignant dans leur propre sang. Les corps raides et bleuis de Nine et Paul. Le contact froid, dur et pesant du Beretta dans sa main droite. C'était plus lourd que ça en avait l'air, une arme. Le bruit fracassant des balles tirées. L'odeur de l'essence répandue au sol. Le craquement de l'allumette. L'odeur irrespirable de la fumée. La chaleur et la sueur qui l'envahissait et coulait à mesure qu'elle s'éloignait de la demeure. La lumière dans l'obscurité, l'image de son ombre projetée au sol. Le bruit des roulettes de la valise qu'elle trainait dans sa main gauche. Ses bottines en cuir noir maculées par le sang. Le mouchoir blanc ensanglanté. L'intérieur de la poche de sa doudoune maculée de rouge par la boule froissée et trempée d'un liquide épais. Elle ne pourrait jamais s'en sortir. Ses poumons brûlants bataillaient pour faire entrer de l'air, irriguer son organisme en sang. Sa respiration était chaotique, son corps agité, sa gorge serrée. Sa poitrine était comprimée dans un étau. Elle souffrait tant, elle était vidée de toute énergie. Elle avait la certitude qu'elle allait mourir. Ici. Maintenant. Selma sentait les mains de la faucheuse avec acuité, pressant sa gorge. La meurtrière faisait une crise d'angoisse.

Kensakan assistait à la scène, sans savoir comment agir, quoi faire. Il n'avait jamais eu à gérer une crise de panique. Des dealers de drogue, des voleurs de téléphone, de sacs de mamies à l'arraché, des experts en escroquerie, ça, oui. Le bon sens le poussa à allonger Selma et à surélever sa tête. Le jeune homme n'avait pas de verre d'eau sous la main. Tout ce qu'il put faire fut une tentative de rassurer la fugitive, en lui murmurant des paroles réconfortantes et en lui tenant la main. Ça irait, ça passerait, ce n'était pas grave. Elle était forte. Elle n'était pas seule. Elle en avait vu d'autres. Elle était passée par tant d'épreuves. C'était une battante. Elle était en vie. Il était là, à ses côtés. Tout allait s'arranger. Tout se passerait bien.

Kensakan se rendit compte de ce qui était arrivé. Dans la précipitation, l'homme n'avait pas pris le temps de réfléchir aux conséquences futures de ses actes. Il avait agi à l'instinct, dans l'urgence de la situation. Maintenant, il était trop tard pour faire marche arrière. Interpol, et les autorités françaises et locales auraient tôt fait de comprendre ce qui s'était passé, en découvrant Antoine. Quoique, ils peinaient déjà à avancer dans l'enquête, alors à l'autre bout du monde et en son absence, Kensakan et Selma avaient peut -être un peu de temps devant eux. Dans tous les cas, le jeune homme était cuit. Le motif de la légitime défense ne passerait pas devant aucun tribunal, c'était trop gros. Kensakan et Selma étaient dans le même bateau. Il passa sa main droite sur la poche droite de son pantalon en toile marron. Sa main effleura une grosse aspérité. Bien. La preuve sous scellée qu'il avait dérobée était encore là.

Caté était morte d'inquiétude. Depuis le coup qu'elle avait bu au Bodeguita del Medio, elle était restée sans nouvelles de son amie Selma. D'habitude, son amie lui envoyait un message pour lui signifier qu'elle était bien de retour à la maison. La professeure d'espagnol lui avait envoyé un sms, puis deux, dix, quarante-trois, cent. Tous étaient restés sans réponse. Les appels avaient pris le relais. Elle tombait de manière systématique sur sa messagerie : « Bonjour, vous êtes bien sur la boîte vocale de Selma Cérusain. Veuillez laisser un message après le bip sonore. ». Peut-être que Selma avait été attaquée par un tordu. Elle se baladait seule. Après 3 jours de flottement, Melle Amaral se rendit au domicile de Melle Cérusain. Elle n'avait plus peur d'être intrusive. Elle sonna à plusieurs reprises, toqua à la porte. Un silence assourdissant lui répondit. Elle patienta 2h durant. La jeune femme contacta la police.

Pendant une semaine, Kensakan s'occupa de Selma. Il veillait sur sa fièvre et sa plaie sans relâche. Les boites de Ropa Vieja commençaient à former un tas qui débordait dans un coin du hangar. Le mobilier y était sommaire : un lit d'appoint, une chaise en métal gris, au pied duquel était adossé un sac à dos noir et le sac à main jaune de Selma, des tréteaux avec planche en guise de bureau, sur lequel était disposé une mallette et un ordinateur, une kitchenette avec deux placards, une plaque électrique, un évier, et un frigo. Il y avait des wc, dans une petite pièce à part, mais pas de salle d'eau. En fouillant dans son sac à main, il tomba sur son passeport. Leila Fontanges avait endossé l'identité de Selma Cérusain. Il eut un léger sourire en comprenant la référence.

Le jeune homme dormait sur une couchette de fortune, improvisée avec une planche en bois et un empilement de couvertures en guise de matelas. Quand elle sortit de sa léthargie, la première action de Selma fut de chercher un sac-poubelle. Kensakan lui lança un regard ahuri. N'y avait-il pas d'autres priorités ? Ce n'était pas le moment. Selma ne s'en souciait pas. Elle attrapa le sac en plastique qui avait servi à transporter les emplettes effectuées par Kensakan. Il fallait qu'elle range l'amas de conserves vides. C'était un besoin impérieux.

La lumière dans l'ombreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant