Enquête en cours

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Un stagiaire répondant au nom de Livaï Diallo s'était rendu compte qu'il était possible d'obtenir une photo de Leila, en vérifiant le trombinoscope de son ancienne faculté, plutôt que d'utiliser un portrait-robot. Ce fut chose faite en un rien de temps, après que l'information fut remontée à Kensakan.

La police avait constaté l'absence de Leila de toute forme de réseaux sociaux. Elle considérait cela comme un gaspillage de temps. Déjà qu'il était limité, elle ne voulait pas consacrer une minute de son temps d'attention disponible à des absurdités pareilles. La jeune femme avait étiqueté les réseaux comme toxiques. Twooter regroupait la lie de l'humanité, qui interagissait à propos de sujets inutiles, futiles, indignes d'intérêt, abrutissants – rayez la mention inutile – , en plus de permettre la propagation de fake news. Le plus grave étant que des jeunes, victimes de harcèlement, mettaient fin à leurs jours à cause de messages reçus via cette application. TrombiBook avait été délaissé par les jeunes, au profit de Stargram.

Leur place avait été prise par les vieux, tout contents d'être à la page sur le plan technologique. Les utilisateurs postaient sur Stargram des photos d'eux, de leur chien, de leur glace, du contenu de leur sac à main, de leur repas, de leurs baskets, qui apparaissaient sur un fil régulièrement mis à jour. C'était le temple de la superficialité, de la vanité, du narcissisme et de la vacuité. Tout le monde montrait la partie désirable et glamour de sa vie, creusant un fossé entre la réalité et l'image construite sur Stargram. Tout le monde se faisait leurrer. Les gens achetaient des vêtements qu'ils n'aimaient pas, partaient en vacances dans des lieux de rêve, avec de l'argent qu'ils n'avaient pas – le crédit revolving avait de beaux jours devant lui – , pour impressionner des gens qu'ils n'appréciaient pas, ou des illustres inconnus. D'autres plateformes venaient compléter la panoplie : Snapshot, TicTac, Swootch. D'autres viendraient leur succéder lorsque leur heure serait venue.

Les téléphones étaient sensés faciliter la vie. Ils concentraient des merveilles de technologie en un objet de quelques cm de long et de large, faisaient office d'ordinateur de poche. Ces appareils étaient devenus addictifs. On ne savait plus rien faire sans ; regarder l'heure, se repérer dans l'espace, faire du sport, écouter de la musique, travailler, se divertir. Certains en avaient fait un business : ils proposaient des cures detox sans appareil électronique, de durées variables, dans un cadre agréable (mer, montagne, campagne). Cela allait de 3 jours à 1 mois. Ces cures coûtaient aux participants la modique somme de 500 euros par jour.

Les portables aspiraient le temps dans un vortex sans qu'on se rende compte. On passait une minute sur son appareil, on cliquait sur un lien, puis sur une vidéo et – oh, il est trop mignon ce chat ; ah je l'ai pas vu ce documentaire ; il est trop drôle son live. On consultait l'heure, pour constater avec surprise que trois heures s'étaient écoulées.

Leila apparaissait comme un OVNI dans le paysage de sa génération. Elle était considérée comme un dinosaure par les plus jeunes, lorsqu'ils apprenaient qu'elle n'avait aucune de ces applications. Ils tiraient une tête dédaigneuse, la jugeaient. La jeune femme utilisait son téléphone pour l'usage initialement prévu : téléphoner et envoyer des messages, éventuellement consulter des mails et effectuer des recherches en ligne.

Kensakan avait une impression persistante de déjà vu. Les policiers en charge de l'enquête convoquèrent les anciens camarades de promo de Leila et ses amis, les auditionnèrent. Ils étaient une trentaine. Le témoignage d'Irina Doubrovski apporta des éclaircissements :

- Vous pouvez commencer. Vous êtes filmée et enregistrée.

- D'accord. Alors.. hum... nous avons passé une journée ensemble, en août dernier. J'ai remarqué que Leila avait l'air fatiguée et triste. J'ai pensé que cela pouvait être lié au décès de mère, survenu 3 mois plus tôt ; ou encore à son nouveau travail au service des Klein. Elle avait changé, à cette période là. Leila avait envoyé valdinguer son travail de juriste. Ça me paraissait précipité et irréfléchi. Ça ne lui ressemblait pas de sacrifier sur un coup de tête tant d'années de travail acharné.

La lumière dans l'ombreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant