Irina Doubrovski

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Leila et moi, on se connaît depuis le collège. Elle n'a pas changé de caractère depuis le temps. Toujours aussi têtue et bornée. Elle s'est juste raffermie, a gagné confiance en elle. Elle a appris à se foutre éperdument du regard des autres. Ça fait plaisir à voir. Je suis contente d'avoir grandi à ses côtés, et qu'on ait tant de souvenirs en commun.

Ça fait maintenant quelques mois que sa mère est décédée. Elle a dû mal à s'en remettre. Normal, c'était sa seule famille. Elle était très attachée à elle, le lien qui les unissait était d'une force à toute épreuve. Elle ne laisse rien paraître, mais je la connais assez pour m'en rendre compte. Leila a lâché son taff de juriste. Ça ne lui ressemble pas d'agir ainsi, de prendre une décision importante sur un coup de tête. Je m'inquiète pour elle. Je ne sais pas quoi faire de plus, à part continuer à être présente et lui apporter du soutien et de l'écoute.

La semaine dernière, je lui ai proposé qu'on se prenne une journée off, comme on le faisait lorsqu'on était étudiantes.

On s'est retrouvées au métro Accordéon. La foule était dense. Pas mal de gens étaient de sortie, flânant devant les devantures des magasins, faisant du lèche-vitrine. Un gamin m'a fait un grand sourire, sans raison particulière. Il tenait un ballon en forme de licorne. Distrait par le passage devant le marchand de glaces, Gelato Amor, il l'a lâché. Adieu la licorne, elle s'est envolée vers d'autres cieux. Le gosse a pleuré toutes les larmes de son petit corps. Son père était dépassé, il ne savait pas comment gérer la situation. Pauvre chou, il m'a fait de la peine. Je me suis accroupie à sa hauteur et lui ai raconté une histoire pour le consoler. Je lui ai expliqué que son ballon était parti rejoindre le paradis des licornes, et que là bas, il se ferait un tas d'amis et mènerait une existence heureuse. Alors, il ne fallait pas s'inquiéter, et plutôt se réjouir pour lui, d'accord ? Le petit hocha la tête. Il ne pleurait plus. On a repris notre chemin.

Nos estomacs se sont mis à gargouiller au même moment. Tant de synchronisation, c'est beau. Ça tombait bien, on a atterri pile devant un MacDo. On s'est regardées d'un air entendu. Même pas besoin de mots pour communiquer. On a passé nos commandes sur des bornes automatiques. Un menu Big Mac pour Leila, un menu Wrap au chèvre pour moi. Avec un McFlurry Daim-caramel à partager en dessert.

On a trouvé la scène absurde. A deux pas, plusieurs coéquipiers patientaient à la caisse, le temps que leurs collègues préparent les commandes. Eux n'avaient pas le droit d'en prendre. Ils donnaient les commandes aux clients, qui venaient les récupérer, et aux livreurs. J'ai trouvé ça dommage que la machine remplace ainsi l'homme. En plus de faire disparaître le lien social qui unissait les coéquipiers aux clients. McDo participait activement à la déshumanisation de la société. En plus de la pollution, de la déforestation, de l'accroissement de l'obésité etc.

On a pris notre temps, comme pour casser le rythme auquel on était habituées au boulot, le reste de la semaine.

On a marché jusqu'aux bords de Sône, en suivant le tracé de la rue de Cerf.

En temps normal, on aurait erré au hasard des rues, pour voir où nos pas nous mèneraient et découvrir des coins insoupçonnés de Périsse, mais là, on avait une idée précise des lieux que l'on voulait visiter. On a longé le quai Ampère, qui fait face aux jardins des Ardoisières.

On a fait la queue pour accéder au musée d'Arsay. Ce musée était autrefois une gare, édifiée en 1810, en qui avait été réaménagée. Abandonnée suite à la fermeture des lignes de chemin de fer qui assuraient les liaisons Périsse-Lyan, Périsse-Marsail, Périsse-Bordot et Périsse-Lîle, elle avait été transformée en musée et inaugurée par Mitterrond en 1986.

Une fois à l'intérieur, on s'est attardées à l'exposition temporaire au 1er étage. Elle présentait les travaux de l'artiste Pantale Globetrotter, à l'occasion de l'exposition croisée avec le centre Pompifort. Les musées s'étaient échangés des œuvres, exposées pendant 3 mois, afin de créer la surprise et susciter une réaction chez les visiteurs. Ersay attirait un public plutôt âgé, friand de peintures impressionnistes et d'époques antérieures, plus formelles et figuratives. Pompifort, au contraire, rassemblait le summum de l'art contemporain. Les jeunes s'y précipitaient, à l'affût des dernières nouveautés. Ils dédaignaient l'art abstrait, le considérant comme peu significatif et has-been.

Leila a passé presque une demie-heure devant un triptyque intitulé Untitled (On purpose). Les trois panneaux recouvraient un mur qui devait approximativement mesurer 6x10m, à vue d'oeil. Sous forme de calligramme à la Apollinaire formant les lettres N O N, il fallait de la patience pour décrypter :

- Le N : « L'école m'a formaté.e pour classer tout le monde intérieurement selon l'âge, la capacité à bien et beaucoup s'exprimer. A étaler sa culture. J'ai appris à raisonner de façon binaire, en terme de précocité ou de retard. D'acquis ou de lacunes. C'est un jugement de valeur perpétuel qui créé chez moi un état de concurrence, de blocage, d'angoisse, et de perte de confiance en moi. L'école m'a appris à penser qu'une journée sans emploi du temps est futile et perdue. Que la flemme est un vice propre à la nature humaine et non un signe de désaccord intérieur. L'école m'a habituée à apprendre en me forçant, à carburer au stress et à la pression. Au par cœur, à la récompense ou la punition de la note obtenue. A croire qu'il vaut mieux étudier en surface et en quantité, que en profondeur. »

- Le O : « Aujourd'hui, j'ai peur de prendre le temps de peur de prendre du retard. Je dresse des listes infinies de savoirs à posséder, à consommer, de livres à lire, de films à voir. Ma motivation ne réside que dans la satisfaction de voir les cases cochées. Peu importe ce que je retiens pour de vrai et ce que j'en pense. Paraître est plus important. L'école m'a formaté.e pour croire que la seule intelligence qui a de la valeur est celle des mots. Que sans ça, on est bête, tout juste assez pour un bac pro. Que les activités manuelles, sportives, artistiques sont secondaires. Que la théorie est plus importante que la pratique. L'école m'a fait comprendre que je n'avais pas besoin de réfléchir pour savoir ce qui est bon pour moi et ce qui m'intéresse. L'école m'a fait croire qu'elle me préparait pour la vie, mais ne m'a jamais appris à reconnaître mes émotions, à les exprimer, à accueillir celles des autres. Elle ne m'a jamais parlé de gestion des conflits, des inégalités, des agressions. »

- Le N : « L'école m'a préparé.e à la réalité de la société pour que je m'y fonde au mieux, sans rien remettre en question. Aux beaux-arts, il y avait de gigantesques murs blancs que les artistes étudiant ne devaient pas tâcher, peindre, car un artiste accompli en avait décidé ainsi. L'école m'a appris que l'école n'appartient ni à ses élèves, ni à leurs parents, ni à leurs profs. L'école, pour moi, c'était une immense déception et une imposture. Elle m'a planté dans la tête l'obsession de vouloir devenir une machine à sauter des classes et à recracher des encyclopédies. Elle m'a planté dans le crâne l'envie d'écrases les autres pour mieux briller. D'être dans l'élite, d'influencer les masses. J'essaie, petit à petit, de déraciner cette pourriture, de nettoyer cette crasse. »

La lecture de ce calligramme m'a scandalisée. Ecoeurée.

La lumière dans l'ombreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant