Au pays du Che

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Cet incident acheva de rendre Selma frileuse à l'idée de prolonger son séjour seychellois. Elle avait retiré le Vietnam et le Mexique des destinations envisagées. Le Mexique l'attirait, par son soleil, ses cenotes, ses ruines subsistantes de la civilisation maya, sa Playa del Carmen. Néanmoins, le pays lui paraissait compliqué à vivre pour une femme seule. Trop dangereux. Elle ne raffolait pas de la nourriture vietnamienne. La perspective de la mousson était loin de l'enchanter, mais était attirée par Hanoi et la Baie de Ha Long. Son choix s'arrêta sur Cuba. La nourriture avait l'air délicieuse, les paysages somptueux et variés, le pays culturellement et historiquement riche. L'île était suffisamment grande et ses infrastructures assez développées pour se mouvoir si jamais elle était prise d'ennui. Elle réserva son billet le soir même.

Un matin de mars, un avion s'éleva dans les airs, transportant à son bord Selma Cérusain. Elle n'avait jamais osé voyager seule. Elle en avait discuté un jour, avec Irina, qui était terrorisée à la seule évocation de l'idée. Irina était une poule mouillée qui préférait rester dans sa zone de confort. Selma aimait aussi sa zone de confort, mais elle avait envie de sortir de son quotiden, de s'évader. Elle s'était retrouvée fugitive par la force des choses. Ironie du sort, son souhait s'était réalisé. Mais pas dans les conditions qu'elle avait imaginé. Irina lui manquait. Elle lui donnerait signe de vie dès que possible.

La jeune femme avait eu deux jours pour préparer son départ. Se sachant recherchée par Interpol et la police française grâce aux recherches faites sur son téléphone, elle avait décidé de changer d'apparence. Selma se regarda dans la glace une dernière fois. Elle voulait mémoriser son apparence, la figer dans sa mémoire.

2h plus tard, sa transformation était presque achevée. Sa chevelure coupée au carré resplendissait d'un blond éclatant. Sa frange lui tombait un peu dans les yeux, il allait falloir rectifier cela. Ce fut réglé en 3 coups de ciseaux. Elle compléta le changement avec des lentilles de contact bleues et une paire de lunettes sans correction. Selma était méconnaissable.

En se renseignant plus avant, elle avait découvert en détail l'intérêt historique du pays, relatif à sa recherche de liberté et d'indépendance. Cuba voulait faire un pied de nez à l'hégémonie de l'Ouest/USA pendant et après la guerre froide. Cette idée lui plaisait. En conséquence, l'île avait subi un embargo. Che Guevara avait résisté, avec l'aide de ses alliés russes. Elle l'imaginait, poussant un ¡Venceremos! à ses hommes, le poing levé, pour les galvaniser. Les photos qu'elle avait vu dans le guide lui avaient donné envie de se promener dans les rues de La Havane, de Trinidad ; d'arpenter Vinales, de se prélasser au bord des plages de Cayo Coco et de Varadero. Leila avait hâte de déguster des Moros y Cristianos, de l'Arroz con pollo, des Papas Rellenas, avec une Pina Colada. La jeune femme ne parlait pas un mot d'espagnol. Qu'à cela ne tienne, elle était déterminée à prendre des cours afin de maîtriser cette langue.

Selma Cérusain trouva une professeure particulière, via une annonce postée sur BuenRincón, la version cubaine du Bon Coin. Caterina Amaral proposait des cours individuels aux anglophones et francophones résidant à La Havane. Melle Amaral avait beaucoup voyagé, pendant ses 25 années passées sur Terre. Issue d'une famille de la bourgeoisie cubaine, ses parents l'avaient envoyée faire ses études d'histoire à Yale, dans le New Haven. Sa faculté était située à 2h de route de New-York. La jeune femme en était revenue parfaitement bilingue, et avait amélioré son français. La petite brune aux yeux ocres et au teint hâlé avait sympathisé avec des Périssiens en échange universitaire. Elle était rentrée par conviction, par foi en l'avenir de son pays d'origine, en dépit des opportunités qui s'offraient à elle en Amérique.

Caterina ne voulait surtout pas dépendre de sa famille. Elle avait goûté à l'indépendance lors de ses études aux USA, elle comptait bien la garder en rentrant à Cuba. Sociable et pédagogue, le professorat apparaissait comme une évidence. Par malheur, son expérience à La Havana International School fut désastreuse. Melle Amaral n'avait aucune patience avec les enfants. Elle s'énervait de leurs fautes, de leur caractère immature – ils avaient 8 ans –, attendait que la journée s'achève avec impatience. Ils se fichaient comme d'une guigne du Che, de Batista, de la découverte de leur pays par Christofer Colombe. La professeure en avait assez de devoir consacrer ses week-ends et une partie de ses vacances à la correction de copies. Si elle avait su, elle n'aurait pas choisi de se lancer dans cette carrière-là. Après deux ans de bons et loyaux services, elle demanda un entretien avec le directeur de l'école. Après quoi, elle claqua la porte.

Elle réfléchit aux différentes options qui s'ouvraient à elle. Elle était titulaire d'un master en histoire, avec deux années d'expérience en tant que professeure d'histoire dans une école primaire. Caterina préférait côtoyer des individus de sa tranche d'âge. Le tourisme à Cuba se développait depuis la réouverture du pays. Des étrangers venaient s'y installer, dans l'espoir d'y construire une vie qui leur correspondrait. Il y en avait sûrement qui ne maîtriseraient pas l'espagnol à leur arrivée, pensant se contenter de l'anglais. Ceux-là se seraient mal renseignés. Peu de locaux parlaient anglais sur l'île, la langue ayant été prohibée officieusement par le gouvernement. Bingo ! Caterina se chargerait de leur apprendre l'espagnol. Elle espérait se faire quelques amis au passage.

La première leçon d'espagnol de Selma fut pénible. Caterina avait fait le trajet depuis le quartier de Rosa, jusqu'à celui de Miramar. Selma vivait dans un immeuble bleu cyan de 4 étages, dont l'architecture était typique de La Havane. On sentait l'influence coloniale, qui avait donné naissance à un style unique, obtenu par le mélange d'influences mauresque, néoclassique, et espagnole. Les bâtisses de la ville étaient peintes de couleurs vives, qui participaient à rendre la ville vivante.

La jeune femme accueillit Melle Amaral avec un crumble aux pommes tout juste sorti du four. Gourmande, ses yeux pétillèrent en voyant le plat. Elle releva ses longs cheveux bruns en queue de cheval pour éviter d'en mettre dans sa part par mégarde. La première impression fut bonne. Elles allaient s'entendre à merveille. La suite se déroula moins bien. Son élève butait sur certains mots, peinait à rouler les r de manière correcte. Caterina et elle préférèrent en rire qu'en pleurer. Elles partirent à la Bodeguita del Medio pour se récompenser des efforts fournis pendant l'heure qu'avait duré le cours. Et pour apprendre à mieux se connaître. Leila ne remarqua pas les deux femmes qui se prenaient photo, avec sa tête en arrière-plan. Elle avait bu trop de Cuba Libre pour ça.

Cela faisait trois mois que les tentatives des autorités pour retrouver les deux suspects étaient restées vaines. La police se rendit compte que quelque chose clochait. Le téléphone de Leila n'avait pas été utilisé depuis l'incendie, et ils ne parvenaient pas à le localiser. La préfecture les informa que Melle Fontanges ne possédait pas de passeport. Juste une carte d'identité et un permis. Ils en conclurent trois choses : l'appareil avait probablement été détruit, la jeune femme avait fait faire de faux papiers, et ses papiers, ainsi que l'arme à feu, avaient sans doute été trouvés via le Darknet. A tous les coups, elle avait également pris la peine de changer d'apparence. Cela rendait le portrait-robot caduc.

Antoine se présenta au commissariat de Sâvres un samedi matin de mars. Il avait retrouvé assez de forces pour s'y rendre, et pour faire face à un interrogatoire. Il fut placé en garde à vue immédiatement. Son innocence fut rapidement établie. Il en fut soulagé. Un poids s'était enlevé de sa poitrine. Dans cette affaire, le jeune homme était une victime. Preuve en était la cicatrice de balle qu'il avait gardée, ainsi que le témoignage sous serment et les preuves apportées par son oncle. Ce dernier avait eu l'intelligence de prendre en photo la plaie chaque jour, afin de suivre son évolution. Antoine n'avait pas quitté l'appartement périssien de Laurent pendant toute la durée de sa convalescence. Il voulait à tout prix contribuer à l'arrestation du monstre qui avait assassiné ses proches.

L'inspecteur Kensakan tomba des nues en fouillant les relevés fournis par le FAI de Leila, son opérateur, et une copie du contenu de son cellulaire. Il s'attendait à plus de matière. Décidément, Melle Fontanges regorgeait de surprises.

L'homme eut une intuition. En dépit de l'absence de Leila des réseaux, ils devaient garder un œil dessus. On ne savait jamais, il ne fallait écarter une piste que lorsqu'elle s'avérait inexploitable. Il eut raison. Le logiciel de reconnaissance faciale et les algorithmes avaient fait leur travail, après avoir mouliné pendant plusieurs semaines. Le déguisement de Leila était inutile, les traits d'un visage ne pouvant être modifiés qu'en passant sur le billard. Il fallait souffrir pour être une jolie fugitive.

La meurtrière avait été photographiée en arrière-plan d'une photo, prise par deux touristes vénézueliennes dans un bar de la capitale cubaine, pendant leur séjour entre copines. La photo avait été postée sur Stargram. Kensakan se fit une réflexion. Il était effrayant de constater qu'on laissait des traces à vie sur Internet, et qu'elles étaient ineffaçables. Sans compter l'utilisation malveillante qui pouvait être faite des informations sur la vie privée qu'on y dévoilait. L'utilisation de Stargram venait de s'avérer utile dans l'avancée de l'enquête. Melle Fontanges était une femme astucieuse et maligne. L'inspecteur Kensakan réserva son voyage pour La Havane le jour même.

La lumière dans l'ombreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant