Retour à la réalité

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Laurent Klein se préparait pour se rendre au travail, à l'hôpital de Pompifort. Sa première consultation se déroulerait à 8h. Après avoir pris son verre de rosé du matin, il passa de la salle de bain au salon, qui était adjacent à l'entrée. M. Klein trouva un mot en lieu et place de son neveu Antoine. A sa lecture, il blêmit.

Kensakan s'était penché sur la psychologie de Selma pendant son enquête. L'homme de 26 ans s'était appuyé sur divers témoignages concernant la personnalité de Selma, autant sur ceux de ses amis que sur celui d'Antoine. Il avait réussi à imaginer, en tentant de se mettre à sa place, ce qu'elle avait vécu. La jeune femme n'avait pas eu une vie facile. Sa mère était morte à cause d'un puissant, égoïste, qui plaçait le profit avant toute chose. Le père Klein avait délaissé femmes et enfants. Enfants légitimes qui avaient eu un comportement franchement odieux, abject envers elle.

Il avait compris à quel point cela devait être dur de garder son sang-froid, dans de pareilles circonstances. Elle avait du continuer à supporter les brimades, les injures. A force de plancher sur son dossier nuits et jours, à mesure qu'il entrait dans sa psyché, il s'était mis à développer de l'empathie pour elle. Il se gardait bien d'en parler à qui que ce soit, mais il s'était en quelque sorte attaché, de manière irrationnelle, à la fugitive. Kensakan concevait son besoin de vengeance. Quelque chose le touchait au plus profond de son être dans cette histoire. Il ne savait pas quoi.

Ce qui était opposé à sa nature profonde. Kensakan croyait en la justice. Elle revêtait une importance capitale pour lui. C'était niais à souhait, il le savait, mais il était devenu inspecteur de police pour défendre les faibles et les opprimés. Il aurait pu prétendre à des carrières plus lucratives ou plus prestigieuses, sur le plan social, au vu des facilités scolaires qu'il avait plus jeune. Mais c'était la voie qu'il avait choisie, mû par une profonde conviction que sa place était sur le terrain. Au cœur de l'action. Pas derrière un bureau à défendre des personnes ou des entreprises aux valeurs douteuses, à établir et relire des contrats de travail, à toquer aux portes des indigents endettés, venu pour saisir les biens qui leur restaient, ou dans une salle d'audience, à trancher qui avait raison entre la partie A ou B. Quelque chose le touchait au plus profond de son être dans cette histoire. Il ne savait pas quoi.

Selma avait relâché sa vigilance. Elle se figurait que, puisque cela faisait plusieurs mois qu'elle vadrouillait librement, sans jamais être inquiétée, la police française était à la ramasse complète. Intérieurement, elle faisait des railleries, se congratulait de son avance et de la minutie de son plan. Les autorités ne la retrouveraient pas. La meurtrière avait donc cessé de porter des lentilles bleus, qui la gênaient et provoquaient des irritations oculaires. Elle n'en avait plus besoin, désormais. Ses cheveux poussaient à grande vitesse. Leur pousse était accélérée par la qualité de la nourriture avalée par Selma, riche en nutriments, et par l'augmentation de sa consommation d'eau. 

Elle avait chaud et soif à cause du climat caribéen. Il la poussait à s'hydrater plus fréquemment. C'est ainsi que la jeune femme fut reconnue par Kensakan et Antoine, en planque chacun de leur côté près de la Bodeguita del Medio. Antoine s'était placé dans l'angle mort de Kensakan, de sorte à ce qu'il puisse le voir, sans être vu. Lorsque Kensakan vit Selma, cela fit tilt dans son esprit.

Son sourire, ses yeux étaient restés les mêmes.

Selma l'avait sauvé de brutes qui avaient tenté de le racketter, au collège. Alors qu'ils n'étaient pas amis, juste camarades de classes. Elle s'était interposée entre lui et les agresseurs. Ils n'avaient pas osé lever la main sur une fille, étaient repartis bredouille. La jeune fille était tout le temps fourrée avec son amie Irina, à l'époque. Elle l'avait oublié – il faut dire que son physique avait énormément changé depuis – , mais lui pas. Jamais. Leila aussi avait changé. Il ne l'avait pas reconnue. L'inspecteur se souvint avoir examiné les photos de Leila issues du trombinoscope et de la photo de sa promotion de fac. Il avait tiqué à nouveau sur la bague au rubis de la photo de promotion.

Kensakan s'était fait surnommé ainsi au collège, car il était fan de mangas. C'était le nom de son héros de shonen favori. Au lycée, il avait continué à se faire appeler ainsi. Le surnom était resté. Son vrai nom était Gabriel Meaulnes. A la cérémonie de remise des diplômes du bac, il aperçut Leila. Elle faisait un signe de la main à sa mère installée dans l'assistance. Elle avait une bague rouge au chaton retourné qu'on ne pouvait louper, à l'annulaire gauche.

Ils étaient entrés dans le même lycée, mais leur chemin s'était séparé. Il y avait 3000 élèves au lycée des Sacristains, étalé sur un terrain de 2ha. En trois années de scolarité, ils ne se croisèrent jamais. En sus, leurs emplois du temps ne concordaient pas. Meaulnes avait pris un nouveau départ. Le lycéen avait grandi, retiré son appareil dentaire et ses lunettes, pris de la Roaccutane pour traiter son acné. Le premier de classe était plutôt charmant. La puberté était passée : c'était un grand jeune homme d'1m80, au visage volontaire et agréablement harmonieux, à la mâchoire carrée. Il faisait plus vieux que son âge. Ses yeux noisettes posaient sur vous un regard qui pouvait être tantôt doux, tantôt dur. Il s'était mis au sport, pour se bâtir le physique qu'il convoitait. Il était nécessaire qu'il soit fort physiquement, pour atteindre l'objectif qu'il s'était fixé : devenir un inspecteur de police.

Les deux amies se saluèrent d'une accolade affectueuse – la bise française perturbait Caté – , avant de se séparer. Selma et Caté vivaient dans des directions opposées. Antoine et Kensakan la suivirent discrètement, Antoine toujours en retrait. Gabriel était trop concentrée sur la traque de Selma pour remarquer qu'il était lui-même suivi. Kensakan trouvait que le soleil de La Havane avait embelli la peau de Selma. Elle était dorée. Il tenta de chasser cette pensée de sa tête, mais c'était compliqué. L'inspecteur se rappela froidement que c'était un meurtrière, bon sang ! Qu'elle l'ait sauvé il y a plus de 10 ans ne changeait rien à la gravité de ses actes.

La jeune femme avait remarqué des détails scandaleux. Elle avait réalisé qu'il y avait deux monnaies dans ce pays : une pour les touristes, et une pour les locaux. Les touristes raquaient ouvertement pour tous les achats. Par exemple, un bol de soupe coûtait 200 pesos à un touriste, tandis qu'il coûtait 50 pesos à un cubain. C'était scandaleux. Un autre élément l'avait profondément marquée: les magasins pour locaux étaient vides. Sur les étagères, un shampooing et deux boites de conserve se battaient en duel. Pourtant, les files d'attentes devant les commerces étaient longues. Il n'était pas rare que les clients repartent les mains vides. A l'opposé, les magasins pour touristes débordaient de produits en tout genres. Ils était bien fournis, régulièrement approvisionnés. Le contraste entre le traitement réservé aux cubains et aux touristes, au vu et su de tous, était choquant.

Melle Cérusain en était là de ses pensées, lorsqu'elle bifurqua dans une ruelle déserte. La ruelle était éclairée par deux lampadaires, plantés d'une extrémité à l'autre. Le reste de l'allée était sombre. Antoine attendait depuis longtemps qu'une telle opportunité se présente. Il sauta sur l'occasion sans réfléchir plus avant. Son corps malingre et son cerveau furent poussés au -delà de leurs limites par un seul moteur : le désir de vengeance. Antoine traça de toutes ses forces en direction de Selma, prenant de court Kensakan, qui ne comprit pas ce qu'il vit. Il dégaina son couteau Laguiole, caché dans le revers de la manche de sa veste en coton. Un coup de feu se fit entendre.

La lumière dans l'ombreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant