CHAPITRE 21

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Max en a marre de voir la pluie tomber à torrent. Les gouttes qui s'écrasent contre la vitre sonnent comme une menace, comme si elles lui rappelaient que sa prétendue carrière ne tient qu'à un fil et qu'en réalité, tout peut se casser la figure. Pourtant, elle a pas le temps de trop y penser en ce moment, les Red Comets entament une période de travail acharné, enchaînant soirées dans les bars, les boîtes de nuit, s'incrustant dans des festivals sans prévenir qui que ce soit et surtout les journées sans fin enfermé·es dans le studio, à jouer, inventer, répéter inlassablement…

Dans son carnet vert, des mots, des notes et des gribouillis s'entassent au milieu des notions de psychologie qui traînent un peu partout. Max se sent entre deux mondes, entre la musique et les études, entre les paillettes et les bouquins. Elle voudrait que ce soit plus simple de vivre son rêve et d'étudier ce qu'il lui plaît en même temps. Parfois même, elle se surprend à penser à sa vie d'avant avec un peu de nostalgie, quand les lendemains étaient moins précaires et le cadre plus rassurant. Mais quand elle écoute Zack qui raconte des anecdotes sur des vieux groupes des années soixante-dix, Ilio en cuisine qui leur décrit les paysages du Piémont ou Hope s'appliquant à leur jouer le thème de Top Gun tous les jours, elle se dit qu'elle a jamais été aussi bien entourée qu'ici.

Elle se dit qu'elle devrait appeler Nadir, lui raconter tout ça, mais elle se dit aussi que s'il voulait vraiment lui reparler, il aurait téléphoné avant. Alors elle reste passive devant son écran, sans appuyer sur son numéro. Pourtant, c'est pas son style, à Max, de ne pas oser. Mais y'a quelque chose qui l'a bloque, par rapport à Nadir. C'est dommage, elle aimerait tellement ré-entendre sa voix. Les jours où elle se sent accablée, incapable de rien, elle écoute "Tôt le matin" jusqu'à que ce ses oreilles sifflent et elle pense à cette nuit passée sous les lampadaires, sur ce banc, avec Nadir. Le jour où elle lui a dit qu'elle s'en allait, qu'elle allait devenir chanteuse, où elle a sortit tout ça sans réfléchir, avec trois gramme d'alcool dans le sang.

« – Max ? Qu'est-ce que tu fous, on avait dit treize heure au studio ! »

Voilà où ça mène, se dit la chanteuse en souriant. 

Zack est le plus inquiet des quatres à propos de l'album. Il ne parle plus que de ça avec un regard angoissé, en répétant qu'iels ne seront jamais prêt·es à temps.

« – Et la cover, vous avez pensé à la cover ?

– Je pensais à un truc un peu abstrait, in a OK Computer way, ou comme Cage The Elephant ont fait, you know.

– Non au contraire ! Dit Ilio, il faut un truc qui claque, avec nous quatre dessus ! Si les gens voient un truc super bizarre, iels seront pas attiré·es, surtout si c'est notre premier album. Alors que si on apparaît sur la cover, iels verront des humain·es, donc se sentiront plus proches, et puis ça aidera nos têtes à devenir connues.

– Et ben, ça se voit que t'as fait une école de commerce à Milan, toi ! »

Entre deux discussions iels reprennent chacun·e leurs instruments et répètent incessamment leurs chansons, sous les remarques perfectionnistes de Max et au milieu de la fumée des cigarettes de Hope.

« – On peut refaire le début de "La mia infanzia" mais sans batterie sur le début ?

– Non, ça casse le rythme ! And I need it pour ma partie de guitare.

– Non, je suis d'accord, c'est mieux sans.

– Bon, soupire Max, essayons une fois sans et refaisons après avec. On pourra comparer. Et Zack, chéri, arrête de taper sur ta batterie quand je parle on dirait un enfant... »

Elle trouve ça à la fois perturbant et fascinant d'être dans un groupe. Elle a l'impression que ça y est, elle est entrain de vivre un vrai truc. Mais elle se rend aussi compte que c'est pas aussi facile que prévu, qu'il y a des désaccords, des tensions parfois, qu'il faut trouver des compromis pour que tout le monde soit satisfait·e, et parfois, c'est vraiment pas évident. Mais c'est aussi beaucoup de fous rires, de regards échangés entre deux accords, de délires rien qu'à tout·es les quatres, alors qu'il y a quelques temps, Zack, Hope et Ilio n'étaient que des parfait·es iconnu·es aux yeux de Max. C'est comme s'iels avaient été fait·es pour se retrouver tout·es les quatres. Comme s'iels avaient toujours été là.

« – On a vraiment bien avancé aujourd'hui, je trouve, dit Ilio lorsqu'iels quittent enfin le studio.

Un bâillement de la part de Zack lui répond, témoignant de la fatigue qui s'accumule aussi bien chez le batteur que chez les trois autres.

– Va falloir tenir au moins jusqu'à demain soir, on joue au Fearless, iels organisent une soirée rock.

– On fait quoi d'ailleurs ? Des reprises ou des chansons à nous ?

I think both will be good.

– Ouais, ça me paraît bien. Ça nous entraînera à jouer des trucs à nous devant des gens. C'est jamais pareil les reprises et les morceaux à nous, vous trouvez pas ?

– Et si on se prenait deux jours off après ce soir là ? J'en peux vraiment plus… »

Si Max pensait qu'un groupe, c'était juste jouer de la musique en se marrant, elle découvre petit à petit que c'est bien plus de boulot que ça. Il y a l'emploi du temps des petits concerts qu'iels font, la pression de Howard-Kelin au téléphone, la gestion de leurs réseaux sociaux, les lendemains précaires, les tensions entre elleux et la fatigue qui commence à peser.

Iels rentrent à leur appart, chacun·e dans ses pensées. Ilio dit qu'iel en a marre de faire à manger alors ce soir c'est Zack qui s'y colle, puisque Max et Hope sont interdites cuisine, au vu de leurs capacités culinaires limitées.

« – T'es mauvaise langue, Zack, je sais quand même faire cuire des pâtes !

– Tu te fiches de moi ?! Tu es la seule personne que je connais qui a déjà réussi à rater des coquillettes, Max ! Même Hope sait faire ça, et pourtant elle est américaine ! Rigole Zack en voyant la chanteuse faire semblant d'être vexée.

– Hope, chérie, tu peux faire une pause de dix minutes entre chaque solo de Top Gun ? J'essaye de me concentrer sur la psychologie cognitive et sociale.

Hope débranche sa guitare en levant les yeux au ciel, marmonnant "I can't believe we have a nerd in our band…" sans remarquer que Max n'est pas la seule à être plongée dans ses bouquins. Lorsque celle-ci se lève pour aller aider Ilio à mettre le couvert, ses yeux s'arrêtent sur le livre de Zack, posé sur la table basse. Petit pays. De Gaël Faye.

– Eh attends Gaël Faye c'est pas celui de la chanson, là ? La chanson qui parle d'étoiles et de liberté, celle qui parle de se casser à l'autre bout de la Terre, là…

Celle de Nadir, manque-t-elle de dire. Nadir. Nadir. Nadir. Nadir qu'elle n'a toujours pas appelé. Nadir qui aurait apprécié les spaghettis d'Ilio. Nadir qui aurait écouté Hope parler de ses amours en fumant ses cigarettes. Nadir qui aurait adoré parler de livres avec Zack.

– Tôt le matin. C'est ça le titre. »

Promis elle l'appellera quand iels auront terminé ce foutu album.

Promis, promis, promis.

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