CHAPITRE 2

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Novembre 2022

« – Tu sais moi, plus tard, quand je serai grand, je serai acteur ! Ou alors danseur... C'est bien danseur ! Qu'est-ce que t'en penses ? »

Max regarde avec un air attendri le petit garçon s'agiter devant elle. Elle n'a jamais voulu de gosses, Max, mais elle aime bien s'occuper de ceux des autres. Alors entre les cours, les dîners chez ses parents et les soirées au bar, elle va garder les mômes de son immeuble. Elle l'aime bien, Elliot, il a toujours plein d'énergie. Il parle tout le temps, que ce soit de ses rêves d'avenir, de Paul McCartney, de ses amoureux, de ses amoureuses... Il ne s'arrête jamais.

« – C'est super, danseur ! Et acteur aussi, bien entendu. Voire même les deux à la fois, non ? »

Les yeux d'Elliot pétillent.

« – Les deux ?! C'est possible ?!

– Si tu le veux vraiment, je vois pas comment ça pourrait être impossible, répond Max avec un sourire.

– Dis, demande le petit en tirant sur sa manche, tu me jouerais quelque chose sur le piano électrique ? Oh, et tu chanterais par dessus ? Ohhh s'il te plaît, s'il te plaît, s'il te plaît ! »

L'étudiante sourit, chausse ses lunettes et s'assoit devant le clavier.

« – When I find myself in time of troubles, Mother Mary comes to me, speaking words of wisdom...

Let It Beeeeee » résonne la petite voix aiguë d'Elliot.

Max étouffe un rire et le regarde danser dans le salon de l'appartement, yeux clos, concentré. Ce gosse peut danser sur n'importe quel son, se dit-elle, impressionnée.

« – Dis, Max, pourquoi t'as pas fait chanteuse ? »

Ses doigts s'arrêtent net.

« – Parce que j'ai trouvé une autre voie. Ma voie.

– J'te crois pas ! Ta voie c'est la musique, moi j'suis sûr ! Tu chantes quasi-presque aussi bien que Paul McCartney ! Tu te rends compte ! »

Et le soir, couchée dans son petit lit d'étudiante, Max repasse en boucle cette phrase. "Ta voie c'est la musique, moi j'suis sûr !". C'est fou comme un enfant d'à peine neuf ans peut te pousser dans tes retranchements l'air de rien, se dit-elle en soupirant. C'est vrai, la musique c'est toute sa vie. Mais qu'est-ce qu'elle est bien, là, confortablement installée pas trop loin du centre de Lyon, de la fac, du métro et de son petit boulot... Que demander de plus ?

Le dessin mal colorié de la chanteuse en robe rouge est accroché sur son mur, comme si la petite Max la regardait, avec un air accusateur. L'étudiante se lève, tourne en rond et finit par s'assoir sur le rebord de la fenêtre. Les voitures de toutes les couleurs circulent sans arrêt, transportant des gens pressés et des fêtard·es habitué·es. Max se demande ce que pensent ces gens, là, en dessous de sa fenêtre. Comment vivent-iels ? Ont-iels réalisé leurs rêves d'enfance ? Ont-iels choisi la solution confortable ? Sont-iels heureux·ses ? Mais la vitre s'obstine à lui renvoyer son reflet, retournant par la même occasion la foule de questions qui fourmillent dans sa tête. Max reprend un mal de tête infernal et grimace. Tout ça à cause d'un gamin de neuf ans, d'un dessin d'enfance et de Paul McCartney.

Sans parvenir à dormir, elle s'assoit en tailleur, le buste droit, et commence à exercer son souffle, puis sa voix. Elle chante juste, certes, mais elle sent qu'elle a tendance à s'essouffler très vite, dès qu'elle finit une chanson.

Mais ça lui plaît, à Max, de travailler ses cordes vocales et d'aller chanter au bar dès qu'elle le peut. Ça commence à devenir un petit rituel. Le patron la reconnait à chaque fois qu'elle entre, et lui sert parfois une petite bière. Les habitué·es la saluent de temps en temps. Eliott devient de plus en plus doué en danse. Et Max, elle, a de plus en plus de mal avec les cours.

« – J'y arrive plus, maman, je comprends pas ce qu'il se passe. Je m'accroche, hein, je t'assure, mais-

– Max, ma chérie, ne t'en fais pas, ne te met pas plus de pression que tu n'en as déjà. On verra à l'avenir. Au fait, Papa m'a dit que tu avais repris le piano ?

– Je- Oui, j'ai trouvé un bar qui en a un, j'y vais souvent, maintenant, tu sais. Et puis j'ai repris le chant, aussi, je fais mes exercices tout les jours.

– Bon, eh bien, c'est formidable ça ! Tu arrives à travailler, quand même un peu ?

– Oui, oui, évidemment mais... Enfin, je... Tu sais je crois que j'ai vraiment envie de-

– De ?

– Oh non rien, ce n'est pas très important. Je t'aime maman, à dimanche. »

Silence dans l'appartement lyonnais. Max prend conscience qu'elle a failli dire une grosse bêtise. "Je crois que j'ai vraiment envie de me lancer dans la musique". Que diraient ses parents s'iels apprenaient qu'elle est entrain de remettre en question l'utilité de ses études ?

« – Tu sais, je pense vraiment que tu gâches tes plus belles années, dans ces amphis remplis d'étudiant·es paumé·es comme toi, Max. »

C'est Nadir, le moustachu de la première fois, dans le bar. Une sorte de cliché hippie, mais habillé en Lacoste.

« – Tu est née pour être sur scène, Max, pas assise sur des bancs d'école. »

Il la laisse là, plantée devant le piano, rejouant inlassablement ses paroles dans sa tête. Il est toujours comme ça, Nadir, il balance des phrases comme des bombes puis il s'éclipse l'air de rien. C'est peut-être ce qui fait son charme aussi. Max reprend une bière, ce qui n'arrive jamais, et court pour rattraper Nadir, ce qui arrive encore plus rarement.

« – Attends ! »

Il s'arrête, esquisse son éternel sourire malicieux, et tous·tes deux sortent dans la ville plongée dans la nuit. Nadir lui glisse un écouteur dans l'oreille et prends l'autre.

« – Ferme les yeux » chuchote-t-il.

Max, confiante, pose sa tête sur ses épaules et s'exécute. À l'intérieur de sa tête, un univers tout nouveau s'ouvre à elle.

« Laisse loin la rumeur des villes, si ta vie est tracée, dévie ! Prends des routes incertaines, trouve des soleils nouveaux... »

Le cœur de Max bat plus fort. Tout devient plus intense, dans son esprit, les couleurs – toutes nouvelles – explosent comme un feu d'artifice. Pour la première fois, elle se sent réellement vivante, Max. Elle se sent toute entière, légère et pleine de vie à la fois. Dans son corps, tout frémit, réagit, entend, et ressent. Les paroles de Gaël Faye la traversent et coulent dans ses veines, apportant une énergie nouvelle.

« – C'est ça que j'veux faire, Nad. J'veux vivre. Faire ce que j'aime. Ce pour quoi je suis faite.

– Quoi, Max ? Pour quoi es-tu faite ? »

Et même s'il connait la réponse, elle a besoin de le dire. De s'entendre le dire, à voix haute, dans la soirée automnale, sous les étoiles qui la fascinent tant.

« – Chanter, Nadir. »

Elle esquisse un sourire, presque un éclat de rire, et ses fossettes se creusent. Son ami lisse sa moustache et la laisse prendre sa main. Iels courent dans les rues vides, éclairées par les astres, qui semblent rirent de bon cœur, là-haut. Max se sent comme neuve, vivante, et jeune. Elle déborde de vie, et d'envie de vivre, d'exister aux yeux du monde entier.

Iels s'arrêtent sur un banc, en face de la Lune, reprenant leur souffle. Max ne peut pas s'arrêter de sourire et l'esprit brumeux, elle dit :

« – Je pars d'ici, Nadir. Je pars et je reviens plus jamais. J'pars à Paris dès qu'je peux. »

Le moustachu lui sourit.

« – Je suis fier de toi, Max. Maintenant va, va vivre la vie qui t'attend.. Et si tu as besoin de quoi que ce soit, je ne bouge pas. »

Iels se quittent sous le croissant brillant, qui veille sur leurs existences, qui se sont croisées une unique fois mais qui ont changé leurs vies à jamais.

Et le lendemain, Max se réveille avec un terrible mal de crâne et découvre les paroles de "Tôt le matin" écrites à la main glissées dans sa poche.

« Défie Dieu comme un fou, refais surface loin des foules, affine forces et faiblesses, fais de ta vie un poème... »

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