Chap. 6: La cité de Sentelles (part. 1)

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Chapitre 6

La cité de Sentelles

Gomoroa enfila des pantes et un lonpullon, se chaussa, puis jeta son manteau de laine sur ses épaules. Il se peigna ensuite de quelques gestes furtifs et peu précis, puis quitta sa chambre sans faire de bruit. Une fois hors des dortoirs, il traversa la cour du carré, puis sortit du dispensaire par la grande porte avant de longer la rue de la carrière royale sur quelques dizaines de mètres. Après le premier bâtiment rencontré, il bifurqua sur sa droite. Une chemineuse se trouvant à la fenêtre de son domicile lui fit alors un signe de la main auquel Gomoroa répondit par un sourire charmeur. Un peu plus loin, une autre chemineuse fit de même, puis encore une de plus et Gomoroa, en réponse, salua la première d'un signe de la tête puis eut un mot cocasse pour la seconde. Il arriva ensuite sur la place du grand chercheur, qu'il traversa, avant de s'attabler à la taverne du même nom. Le tenancier, son bon ami Vinson, ainsi que sa femme Matildine vinrent le saluer et prendre de ses nouvelles. Gomoroa leur commanda un gobelet de leur Côte-Sainte habituel, un vin rouge charpenté dont la principale qualité était le prix. Il sortit ensuite sa pipe en bois de sa poche, la bourra de tabac, l'alluma à l'aide de la chandelle qui se trouvait posée sur sa table, puis en tira une grosse bouffée qu'il envoya au plus profond de sa poitrine. Et immédiatement, il se sentit bien. Le gobelet de vin arriva l'instant d'après. Le Librecostien le vida d'un trait puis se sentit encore mieux. Son regard fut ensuite attiré par l'immense statue de bronze qui trônait au milieu de la place, la statue du grand chercheur. Elle représentait un homme trapu qui tendait vers le ciel un grand morceau de métal posé sur les paumes de ses mains. La légende racontait que la statue, conçue en bronze, avait été entièrement réalisée avec du cuivre et de l'étain provenant du sous-sol de Sentelles et que la pièce métallique n'était autre que la toute première pièce de métal qui avait été sortie de terre à l'ouverture de la carrière royale. Gomoroa, en scrutant ce gros éclat de fer rouillé, se dit que ce dernier faisait dorénavant tâche, ici, à la cité de Sentelles, où personne ne cherchait plus de métal depuis bien longtemps et qu'il faudrait le remplacer par une femme complètement nue, car c'était là la seule chose que l'on venait encore trouver dans les parages. Et le Librecostien, suivant son idée, imagina une femme nue, en bronze elle aussi, debout sur les mains du vaillant chercheur et il ne put s'empêcher de ricaner, assis seul à sa table, amusé par cette image grivoise que sa muse, le vin, venait de lui inspirer.

Gomoroa porta ensuite son intérêt sur le manège, comme il aimait à appeler cet étrange procession qui se déroulait sous ses yeux, tout autour de la place. Quelques dizaines de valets de voiture y menaient leurs véhicules au pas, d'un logement à un autre, d'une chemineuse à une autre et lorsque leurs maîtres leur en donnaient l'ordre, ils arrêtaient la voiture, en descendaient, puis se dirigeaient vers la fille. Il s'en suivait quelques secondes, parfois quelques minutes d'échanges, puis les valets, les tractations terminées, donnaient à l'élue quelques pièces que celle-ci allait immédiatement confier à l'homme qui veillait à la porte du logement, leur mari ou leur père généralement. La fille montait ensuite dans la voiture qui disparaissait derrière la cité et quelques minutes plus tard ou quelques heures parfois, elle regagnait son chez-elle, à pied la plupart du temps. Gomoroa avait beaucoup interrogé les filles sur les occupants de ces voitures et ces dernières lui avaient appris que la plupart d'entre eux étaient des Probes de moyenne extraction, mais qu'il leur arrivait parfois aussi de tomber sur des Probes de haut rang, voire même des Nobles ou des Saints. Certaines filles, à l'occasion de ces entretiens, avaient même dévoilé des noms de clients au Librecostien, des noms qui s'avéraient dans certains cas être ceux d'illustres et puissants sujets du Royaume, et plus grave que cela, l'une ou l'autre était allée jusqu'à détailler par le menu quels désirs animaient certaines de ces sommités, mettant ce faisant Gomoroa au courant de secrets pour le moins gênants.

Entre les voitures, tout autour de la place, de nombreux hommes, trop pauvres pour posséder un véhicule, effectuaient le manège à pieds. Il s'agissait le plus souvent de soldats du ghetton voisin ou encore de modestes Probes d'ÉrineVil ou des villages environnants. Ils faisaient eux aussi le tour de la place, lentement, puis lorsqu'ils avaient choisi sur quelle fille lancer leur dévolu, ils l'abordaient, eux-mêmes et à pied, et s'ils étaient corrects sur les tarifs, la fille les faisait entrer dans son logement pour quelques minutes de plaisir. Certains s'attablaient ensuite à la taverne du grand chercheur pour profiter d'un gobelet de vin ou d'un godet d'eau-de-mort. Gomoroa aimait à venir discuter avec eux et recueillir leur état d'esprit du moment. Certains se trouvaient alors simplement enchantés d'avoir passé un bon moment avec une fille. Certains autres, au contraire, se trouvaient au plus mal, les uns parce qu'ils venaient de se rendre coupable d'adultère, parfois pour la première fois, parfois avec un homme, d'autres parce qu'ils venaient de dilapider l'argent du foyer et les derniers parce qu'ils n'étaient pas parvenus à bander ou à jouir malgré tous les efforts et talents déployés par la fille qu'ils avaient choisi. Gomoroa, en Côte-Libre, était ce que l'on appelait un sondeur d'âme, une de ces personnes qui vous écoutait, puis vous éclairait sur la manière de mener votre vie à bien et en tant que tel, il n'avait pas son pareil pour faire parler comme pour écouter. Et ainsi, en quelques années à la cité, il s'était vu conter, à la table de la taverne ou dans la chaleur des alcôves des chemineuses, des centaines de récits de vie, tragiques pour les uns, heureux pour les autres, mais tous d'une authenticité pénétrante.

Le manège durait des heures, chaque soir, et ce soir-là, malgré le froid d'oie du début de la sainte saison, il avait lieu, comme toujours, qu'il pleuve, qu'il vente, qu'il grêle ou qu'il neige. Gomoroa sourit, se disant que la deuxième chose qui était certaine dans ce monde après le lever du soleil à l'est et son coucher à l'ouest était que le manège n'advienne. Il était toutefois moins important ce soir-là que sous les chaleurs de la noble saison, car avec le froid, il fallait bien de la motivation et bien du désir pour se décider à mettre le nez dehors puis se déplacer jusqu'à la cité à la quête d'une fille. Et puis, il était aussi plus complexe et risqué pour tous ces chercheurs d'un nouveau genre de faire leur choix, car les filles, pour la plupart, paraissaient emmitouflées dans des vêtements chauds qui ne laissaient pas deviner les contours de leur anatomie. L'on courrait alors le risque, dans ces conditions, que la charmante silhouette aperçue à l'extérieur ne se révèle être, une fois dans le plus simple appareil, une créature loin d'être appétissante, ce qui n'allait pas sans en rebuter plus d'un. Certaines filles, comme pour rassurer les chercheurs, dévoilaient leurs fesses ou leur poitrine aux badauds qui traînaillaient auprès d'elles, mais c'était chose rare.

Gomoroa était bien là, lui, ce soir-là, malgré le froid qu'il haïssait tant, à observer depuis la taverne les agissements des uns et des autres. Il se réchauffait alors de l'intérieur en sirotant son troisième gobelet de vin rouge. Et il se sentait bien. De tous les endroits du monde, c'était indubitablement à la taverne qu'il se trouvait le mieux, qu'il oubliait ses soucis, qu'il était en paix. La crainte que le dispensaire ne ferme, cette crainte qui ne le quittait pas plus de quelques instants en journée, s'évanouissait alors et Gomoroa, détendu et serein, pouvait tranquillement se sentir heureux. Ce fut dans ces conditions que le Librecostien réalisa tout à coup qu'il émanait de son corps quelque désir. Il en fut étonné car ce soir-là, il ne s'était rendu sur la place que pour boire un peu de vin. Ah le vin, c'était lui le coupable à n'en pas douter, car depuis toujours, il avait la faculté d'échauffer les sens du sondeur d'âme. Celui-ci ferma les yeux, car pour choisir une fille il n'avait pas besoin de procéder au manège comme les autres hommes. Depuis le temps qu'il fréquentait la place, il les connaissait toutes et savait leurs courbes, mais aussi leurs tempéraments et ce pour quoi elles avaient le goût ou le talent. Finalement, après quelques minutes de recherches en son esprit, Gomoroa rouvrit les yeux puis cria à l'ami Vinson qu'il s'absentait quelques minutes. Le tenancier, qui connaissait le bonhomme depuis des années, comprit et lui souhaita une bonne fourrade, ce qui amusa Gomoroa, qui vida son gobelet de vin puis se leva. 

Les Deux Monarques (Tome 1 De  La Saga "La Prochaine Civilisation")Où les histoires vivent. Découvrez maintenant