Chap. 5: Le cordonnisme (part. 3)

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  Le Cordonnaire SaintOror était le plus grand et le plus important Cordonnaire d'ÉrineVil. C'était en son sein que le Prélat de Qarélie, le plus haut dignitaire cordonnien de la province y officiait et c'était aussi dans ce temple que les offices royaux avaient lieu, et ce depuis les premières heures du Royaume de GranQarélie. Presque tous les Rois y avaient ainsi reçu leur mue, obtenu leur maturité, célébré leur mariage et s'y étaient vus sacrés et inhumés. La mue d'Orason y avait elle-même été célébrée peu après sa naissance et bientôt le serait son sacre, le jour du GrandOffice Royal. Le Cordonnaire SaintOror était situé peu ou prou au centre d'ÉrineVil, non loin du Palais Royal. La famille royale pouvait ainsi le rejoindre aisément et en toute discrétion en utilisant le corridor secret, qui y terminait sa course. C'était d'ailleurs ce chemin-là, en ce jour, qu'Orason avait emprunté pour rallier l'édifice. Une fois à l'intérieur, il avança jusqu'au centre du chœur puis constata qu'il se trouvait seul dans le Cordonnaire. Il s'approcha de l'autel, en caressa de la main son plateau, une plaque massive de marbre rouge incarnat, puis il gagna le bord de la fosse avant de jeter un coup d'œil vers son fond. Sacrément profond, se dit Orason, penché au-dessus du gouffre, et sacrément large également. Tout Cordonnaire comportait une fosse qui traversait le bâtiment de part en part dans sa largeur. Celle-ci séparait physiquement, à l'intérieur de l'édifice, les membres de la Noblesse et de la Sainteté qui entraient dans le temple par l'est, des membres de la Probité qui y entraient par l'ouest. Cette séparation avait pour fonction d'assurer la sécurité des Saints et des Nobles à l'intérieur des Cordonnaires, car ces derniers ne pouvaient pas y compter sur leurs frères ou leurs gardes comme à l'extérieur, puisque ceux-ci, en tant que membres de l'ordre de la Vilénie, n'étaient pas autorisés à pénétrer dans les Cordonnaires, hormis ceux leur étant réservés.

Après quelques minutes d'attente, et toujours pas de Prélat en vue, Orason se mit à nourrir le fol espoir que le Saint-homme ne viendrait pas et commença à se réjouir à l'idée de pouvoir disposer à son gré de son après-midi, mais l'instant d'après, le Prélat pointa le bout de son nez, réduisant à néant toutes les espérances du jeune homme. Le religieux mena ensuite le Roi derrière l'autel où se trouvaient quelques bancs sur lesquels les diacrons s'asseyaient durant les offices religieux, et une fois tous deux installés, il invita Orason à réciter une prière. Le jeune Roi ferma alors les yeux, habilla son visage d'un air inspiré, puis remua très légèrement les lèvres.

-À haute voix, NobleSieur le Roi ! s'écria Valeran. Je veux vous entendre réciter !

Orason, sans trop réfléchir, choisit la prière la plus connue de tous les cordonniens, « Dieu, Très-Bon », qui était plutôt facile et assez brève, puis il commença à déclamer. Dès le deuxième vers du premier quatrain, il dut couper sa récitation car il buta sur un mot. Le Prélat l'aida en lui soufflant le mot en question, qu'Orason répéta, avant de poursuivre, mais le problème survint à nouveau dès le vers suivant et cette fois le jeune Roi dut se contenter de répéter le mot soufflé par le Prélat, puis d'attendre, bien incapable d'aller plus loin. Sentant que la patience du religieux atteignait ses limites, Orason fit une première proposition de mot qui se révéla farfelue, puis une seconde qui se trouva être parfaitement idiote. Le Prélat, impuissant à contenir sa colère, se mit alors à crier :

-Par les trois Enfers, le Roi de GranQarélie ne connaît pas même la plus élémentaire des prières cordonniennes. Je ne peux le croire et ne puis davantage l'accepter ! Et j'espère que vous avez honte, jeune homme, car ceci est indigne d'un Roi !

Le dignitaire religieux réfléchit quelques secondes avant de poursuivre :

-Une heure, s'écria-t-il, je vous laisse une heure pour apprendre cette prière et la connaître par cœur !

Puis il se leva et s'éloigna.

Orason, désormais seul, ouvrit son bréviaire, que le Prélat lui avait demandé d'emmener avec lui, puis il le feuilleta jusqu'à trouver la prière en question, qu'il se mit immédiatement à apprendre. Tout lui revint alors assez rapidement, car la Reine Quentine, qui était une cordonnienne croyante et pratiquante, lui avait appris cette prière lorsqu'il était enfant. Il l'avait depuis presque entièrement oubliée, mais avec le texte face à lui, il put combler ses trous de mémoires en quelques minutes à peine. Le jeune Roi, dès lors, désira appeler le Prélat à lui, mais ne parvenant pas à le trouver et n'ayant pas d'occupation plus intéressante sous la main, il décida de passer le temps en parcourant son bréviaire. Il lut quelques prières, l'un ou l'autre chant, puis il arriva à la section consacrée aux Épîtres. Les Épîtres, rédigés par le GranCordon en personne après chaque Visitation du GrandAnge Messager dans la Grotte Sacrée de VilDieu, étaient les textes les plus sacrés du cordonnisme. Ils étaient extrêmement nombreux étant donné que ces Visitations avaient lieu à l'occasion de chaque nuit de pleine lune depuis près de six siècles et en conséquence, les bréviaires n'en contenaient que les plus essentiels. Orason lut le tout premier d'entre eux, l'Épître dit de la Visitation Première dans lequel le GranCordon Solomon racontait comment le Bénicieux l'avait attiré vers une grotte, puis lui était apparu pour nouer avec lui et les hommes une alliance nouvelle. Il connaissait bien cette histoire mais c'était la première fois qu'il parcourait cet Épître et il en trouva la lecture fort inspirante.

Les Deux Monarques (Tome 1 De  La Saga "La Prochaine Civilisation")Où les histoires vivent. Découvrez maintenant