Chapitre dix-neuf : Captive

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Leur tentative de fuite était ridicule et inutile. Ils le savaient tous les deux. Jamais ils n'auraient la force de contrer l'équipage féroce du Seas Hunter et encore moins les remous de la mer imprévisible. Bientôt, ils se rendirent à l'évidence qu'ils étaient pris au piège et sortirent de leur cachette en remontant sur le gaillard. Dès les premières heures à bord, ils avaient échoué dans leur mission. Pire encore, avoir posé le pied sur le pont avait signé leur arrêt de mort.

Shane l'arrêta tout à coup avant qu'elle ne montât les dernières marches des escaliers permettant l'accès au pont principal et lui prit délicatement l'épaule pour l'emmener dans l'ombre de la cale.

- Diana, écoute attentivement, dit-il d'une voix grave. Il y a quelque chose que tu dois savoir à propos des règles sur un navire pirate. Si l'on veut survivre à bord, il faut que les marins croient ce que l'on veut leur faire croire.

Diana demeura perplexe, les paroles de Shane étaient embrouillées dans ses pensées. Qu'entendait-il par "croire ce que l'on veut leur faire croire" ?

- Nous avons tous deux été élevés par les nobles, les hypocrites, nous avons tous deux appris à manier les émotions, les visages et les manières, poursuivit-il en jetant des coups d'œil derrière lui pour s'assurer que personne n'écoutait. À présent, il est temps d'endosser ces masques, de jouer ces rôles.

- S'ils nous voient jouer à ça tous les deux, Shane, ce seront nos vies que nous jouerons.

Il hocha la tête gravement, passant la main dans ses cheveux couleur d'encre en gardant son calme, et réfléchit à une solution.

- Que proposes-tu ? finit-il par lui demander en plantant ses yeux rusés dans les siens.

La jeune femme s'adossa le long d'une poutre en bois soutenant le pont au-dessus de leur tête et ferma les yeux un moment avant de les rouvrir, illuminés de malice.

- "Ils doivent croire ce que l'on veut leur faire croire", répéta-t-elle lentement. Les pirates disent que je suis une sorcière. Utilisons leurs propos. Rendons-les réels.

Shane plaqua la main contre sa nuque et, à contrecœur, finit par fermer les yeux, lui aussi. Le jeune homme savait qu'elle avait raison, que c'était le seul moyen pour eux de se protéger l'un et l'autre, mais l'idée les torturait.

- Ils ne croiront jamais une telle absurdité, soupira-t-il.

- Au contraire, ils craignent les sorcières. À bord d'un navire, les femmes portent malheur. (Diana perçut le muscle de sa mâchoire se contracter d'inquiétude.) Shane, il te suffit de me livrer. Ils croiront que tu as recouvré ta lucidité.

Shane secoua la tête.

- Et s'ils ne mordent pas à l'hameçon ? s'emporta-t-il. Je ne supporterai pas de te voir mourir.

- Shane ! Nous n'avons pas le choix. Nous devons agir comme deux étrangers.

Diana lâcha un long soupir, les souvenirs affluaient vers elle comme des fantômes revenus la hanter. Leur mémoire tourbillonnait.

Ensemble, ils se revoyaient, si jeunes, il y a cinq ans, dans la foule de nobles dansant sur la piste du bal. Le parquet ciré reflétait à la perfection les lumières des lustres en forme de grappes de raisins sur les voûtes. Les froufrous extravagants des robes virevoltaient dans un tourbillon de couleurs dorées. L'or illuminait chaque moulure dans la grande salle de bal. Il étincelait de mille feux et se miroitait dans les miroirs, longeant les murs. Au bout de la vaste salle s'ouvrait, par de grandes portes vitrées, un magnifique jardin bordé de cerisiers fleuris, symboles de la famille Blossom. Les pétales rosés s'envolaient par la légère brise printanière, celle que Diana préférait, et valsaient délicatement au-dessus de la foule. La musique entrainait les danseurs dans un nuage de douceur, mais elle paraissait sourde à leurs oreilles. Tout semblait flou autour d'eux, tout semblait... irréel. Tout cet or les aveuglait, tout cet or, toute cette clarté, tous ces artifices... ils en avaient mal à la tête. Mais malgré la densité de la masse agitée, malgré les vertiges de la soie dorée, malgré les reflets incessants des miroirs illuminés et malgré les notes enjouées des violons, leurs regards s'étaient croisés.

Le Chant des SirènesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant