Chapitre sept : L'appel du vide

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 Lorsque les premiers cris survinrent dans le silence, Lady Diana s'arracha de sa torpeur, immobile sur la planche. Elle contemplait le vaisseau noir qui effleurait le flanc du navire négrier, cachant le soleil de l'autre côté. Elle leva la tête vers le pont principal du Loyal Black, s'apprêtant à y voir des hommes hurlant à la mort, à la bestialité et au combat, mais elle ne croisa que le regard de l'un d'eux.

Un regard outremer, brillant de rage.

Inconsciemment, Lady Diana s'était reculée, titubante, tandis que les esclavagistes hurlaient à l'assaut, prêts à défendre ce qui leur appartenait. L'un d'eux l'agrippa fermement alors qu'elle criait, menacée par un couteau entre les côtes. Elle se débattit, mordit, frappa des coudes, en vain, l'homme la tenait vigoureusement et ne la laisserait pas partir tant que ces assaillants fouleraient le pont du navire marchand.

Impuissante, elle observa le navire négrier, submergé par l'ombre du Loyal Black, crouler sous le violent abordage des pirates. Un à un, les esclavagistes tombèrent, inertes, sous leurs coups et leurs lames impitoyables. Elle entendit les pleurs et les hurlements de terreur des esclaves résonner dans les cales.

Tremblante de peur, Lady Diana refusait malgré tout de les abandonner dans leur sort, même si tout semblait perdu d'avance. Elle ne savait ni se battre, ni se défendre, mais elle pouvait profiter du chaos entre les pirates et les esclavagistes pour les libérer. Même si elle y arrivait, que feraient les esclaves une fois libres ? La plupart d'entre eux étaient des enfants, des vieillards, des hommes et des femmes affaiblis. Aucun ne pourrait affronter ces hommes surentraînés au combat.

Ils étaient tous perdus, tous autant qu'elle.

Dans la densité de la bataille, Lady Diana aperçut dans la foule de tueurs une silhouette sombre se frayer un chemin entre les lames scintillantes de sang. Le pirate portait un tricorne aussi noir que sa veste et un bandeau qui dissimulait son visage. Seuls ses deux yeux d'un bleu océan captivaient tous les regards.

Pris de peur, le marin qui la tenait en otage la poussa sur le côté et fuit loin du massacre, mais l'homme aux yeux océan l'abattit impitoyablement d'un seul coup de feu. La tête de la jeune femme tourna dans tous les sens quand elle se redressa, la vision brouillée par la douleur et la fatigue. L'homme se rapprochait d'elle, son sabre en main, mais elle ne se laissera pas tuer aussi facilement. Lady Diana se releva en grognant, tenant ses côtes entre les doigts, et, chancelante, gravit les marches jusqu'au gaillard d'arrière, déserté par les esclavagistes. Elle entendait les pas lourds de l'homme suivre les siens, lentement, comme s'il prenait du plaisir à la traquer. Cependant, lorsqu'elle se retourna vers lui, elle ne découvrit non pas l'homme aux yeux océan, mais l'un des esclavagistes, blessé à la tête, les yeux exorbités de haine.

Le cœur battant, Lady Diana se mit à courir, laissant le chaos derrière elle. Les pas de l'homme s'accélérèrent et le fracas de son sabre contre les marches la fit sursauter d'effroi. Incessamment, elle entendait les cris des esclaves, un appel à l'aide, mais elle n'était pas prête. Elle n'était pas prête à endosser le rôle du sauveur.

Lady Diana se hissa sur le bastingage. Les rafales frappaient son dos et secouaient ses jupons. Elle regarda en contrebas, dans le vide. Elle voyait la mer, belle sous le soleil éclatant, écumeuse dans le sillage des navires, agitée sous la force du vent, qui l'incitait à plonger dans ses bras. Les vagues dansantes la saluaient et chantaient son nom, comme la tentation de l'appel des sirènes. Bercée par son chant, Lady Diana se perdit dans les profondeurs, dans la noirceur, immergée jusqu'au cœur. Dans ses entrailles, elle distinguait le néant, un vide infini qui basculait vers elle. Un vide vertigineux qui l'engloutissait corps et âme. Un vide qui l'appelait sans cesse.

Lorsqu'elle réalisa que ce n'était pas le vide qui venait à elle, mais que c'était elle qui venait à lui, elle chancela sur le bastingage.

- Je t'en prie, ne fais pas ça, l'implora une voix.

Elle se détourna du vide et croisa le regard océan du pirate, embué d'un flot de vagues scintillantes. Ébahie devant la beauté de ces yeux magnifiquement attristés, elle se figea.

- La chute pourrait te tuer, ajouta-t-il sur un ton tremblant.

Muette, Lady Diana observait les traits méconnaissables de son visage. Un tricorne laissait tomber des mèches bouclées sur son front, caressant ses épais sourcils froncés. La peau se plissait d'angoisse entre eux, dessinant une maladroite demi-lune. La brise soulevait le bandeau qui cachait sa mâchoire crispée, dévoilant des lèvres entrouvertes, prêtes à déverser des vagues de mots, suspendues dans une expression inquiète.

L'homme aux yeux océan lui tendit la main.

- Laisse-moi te protéger.

Au fond de sa gorge, les mots se noyèrent.

"Laisse-moi te protéger."

Ces simples mots la frappèrent. De simples mots et pourtant si puissants.

Elle sentit la chaleur l'envelopper, dangereusement douce et agréable. Elle dévisagea ses iris un instant et y trouva une étincelle de paradis. Une étincelle qui lui rappelait chez elle. Dans ce bleu, elle apercevait l'endroit auquel elle appartenait. Néanmoins, elle s'était promis de l'éviter à tout prix, de courir loin de ce feu qui la consumerait si elle y goûtait.

Prends-moi et ramène-moi à la maison, je n'ai aucun autre endroit où aller...

Une fois encore, les mots se réduisirent au silence au bord de ses lèvres. Cependant, ce silence était loin d'être vide, il était empli de réponses qu'elle persistait à ignorer.

Sur le pont, elle apercevait les esclaves apeurés, tirés de leur terrier, attroupés comme un troupeau de bêtes innocentes et inoffensives. Ils criaient alors que les pirates les encerclaient, les privant de toute issue.

Quelque chose soufflait dans son oreille. Ce n'était ni le vent, ni le son des vagues, mais une voix qui lui rappelait ce qui l'effrayait le plus. Cette voix lui murmurait à quel point elle avait fui la captivité toute sa vie. Un emprisonnement loin d'être aussi terrible que le sort des esclaves, mais tout autant traumatisant : celui de sa propre chair. Depuis toute petite, elle n'avait jamais pu penser par elle-même, parler comme elle le souhaitait, exprimer ses droits et ses libertés. Aujourd'hui encore, elle était terrorisée par cet asservissement, qu'il fût représenté au travers de chaînes ou au travers de belles promesses empoisonnées, où le moindre faux pas aurait pu la conduire à la ruine et au déshonneur. Autrefois, Lady Diana n'était qu'une jolie petite fleur fragile, crédule, obéissante et épanouie : une lady parfaite à vendre pour le plaisir des hommes. Il ne suffisait que d'un souffle condamnable pour la flétrir et la faner jusqu'à la racine. Une fois ses pétales arrachés, la petite fleur n'éclora plus jamais de la même manière.

Toutes ces réflexions lui avaient suffi pour échapper à ce piège, Lady Diana n'y tombera plus. Il était tant pour elle d'ignorer ces appels, comme Ulysse cerné par l'influence des sirènes.

- Je ne peux pas, répondit-elle à l'homme en se tournant vers la mer.

L'homme aux yeux océan voulut l'attraper, mais il était déjà trop tard : le chant des sirènes ne l'envoûtera plus pour faire d'elle un simple pantin malléable.

Le Chant des SirènesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant