Chapitre 24

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Le sentiment de ne pas comprendre sa propre vie, de perdre le contrôle de son propre esprit, est l'une des expériences les moins agréables de ce monde.

Elwina vivait avec cette impression depuis sa plus tendre enfance.

Pourquoi se transformait-elle en chaton noir ? Oh, ça, elle le savait : c'était une histoire de génétique. Un gène mutant qui se transmettait de génération en génération, jusqu'à se réveiller aléatoirement dans certains membres de la lignée. Elwina avait eu cette malchance. Ce qui avait dans un premier temps causé la mort de sa mère, simultanée au départ de son père. Et la jeune femme avait toujours compris que les conséquences désastreuses de sa naissance n'avaient été que le début de sa malédiction.

Mais pourquoi fallait-il que dans ce monde tout au plus banal, il y ait une seule créature qui soit digne d'un livre fantastique, que cette créature soit la plus horrible qu'il soit, et que ça tombe sur elle ?

Parce qu'il y avait ces transformations, incontrôlables lors des nuits de pleine lune, affreusement douloureuses durant ses premières années de vie, malgré les cocktails de diverses plantes que sa grand-mère lui faisait boire.

Mais pas seulement : l'isolement, aussi. L'isolement face à tout le monde, la privation de pouvoir se faire des amis, le renfermement sur soi-même. La peur que le moindre contact humain puisse réveiller sa nature meurtrière et prédatrice, qui dormait au fond d'elle. Jusqu'à ses quinze ans, la grand-mère d'Elwina avait joué le rôle de parent, ami, et professeur. Jamais la brunette ne s'était amusée avec d'autres enfants de son âge, n'avait parlé à d'autres membres de sa famille ꟷelle ne savait même pas si elle en avaitꟷ, et sa scolarité s'était toujours faite à distance. Puis, sans prévenir, tout ça s'était terminé. La femme vers qui avait été dirigé tout son amour, toutes ses connaissances, et tous ses souvenirs, était décédée, et l'orpheline s'était retrouvée plongée dans le monde réel du jour au lendemain. Elle s'était vue entourée de centaines d'autres personnes, alors que toute sa vie on lui avait dit et répété que leur contact lui était dangereux.

Mais rien ne s'était passé. Pourtant, Elwina n'avait jamais cessé d'être renfermée sur elle-même. C'était gravé dans sa nature, après tout. Et aujourd'hui encore, la brunette se demandait pourquoi sa grand-mère était tant persuadée que c'était la vie en société qui allait la déclencher.

La jeune femme soupira, en se rendant compte qu'elle ressassait tous ses vieux souvenirs. Elle piqua une petit brownie dans la boîte à gâteaux posée sur le comptoir, et feuilleta la liste des livres qui avaient été empruntés il y a trop longtemps à la bibliothèque. Elle allait devoir envoyer des messages privés à tous les lecteurs, pour leur prier de ramener les œuvres. Nouveau soupir : même derrière un écran, la jeune femme détestait parler aux gens.

La cloche tinta.

— Bonjour ! Elwina, c'est ça ?

L'intéressée avait flegmatiquement relevé les yeux vers la nouvelle venue, et reconnut Ambre. Elle avait alors hoché la tête, d'une manière presque imperceptible, pour répondre à sa question.

— Les brownies sortent du four ?

Nouveau hochement de tête.

— Je t'en prends deux, alors.

La brunette avait enveloppé les parts de gâteau dans une serviette en papier, avant de les tendre à la nouvelle venue en échange de quelques pièces de monnaie.

— Tu te souviens de moi ? On s'est croisé avec Lou, l'autre jour.

Elwina avait hoché la tête, encore une fois. Face à elle, Ambre l'observait d'un air intrigué. Elle avait les yeux en amande, les cheveux noirs et raides, et sa silhouette était presque trop fine pour sa taille. Après quelques secondes d'inspection, la jeune femme aux traits asiatiques avait tourné les talons sans un mot de plus, vexée que son interlocutrice n'avait pas daigné lui en accorder un seul.

La malédiction des chats noirsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant