Chapitre 43

366 57 22
                                    

Poséidon cumulait deux pouvoirs. Elwina voulait faire de même. Devenir autre chose qu'un chat noir, une chose qui lui permettrait de cacher tout le reste la concernant.

— Comment tu as fait, pour être une sirène et un élémentaire ?

Le dieu grec avait souri en coin.

— Fait attention, tu fausses ton caractère misanthrope et asocial, ces temps-ci.

Blasée, Elwina avait reporté son attention sur la mer. Poséidon l'avait emmenée ici après la fermeture de la bibliothèque. Elle lui avait demandé de lui apprendre à ne plus succomber aux chants des sirènes, mais le garçon ne se précipitait pas dans son enseignement, au grand regret de la principale intéressée.

Le soleil était couché depuis quelque temps déjà, et l'eau devenait de plus en plus sombre. Au loin, Elwina entendait la mélodie sanglante des Morganez, qui flottait dans l'air, pour se glisser dans ses oreilles. Mais elles étaient trop loin pour lui faire un quelconque effet.

— La plupart des grands dieux de mon époque cumulaient deux espèces. Le fruit du mariage entre deux créatures différentes peut parfois y mener, bien que souvent le nouveau né hérite seulement des pouvoirs de son parent le plus puissant. La conception elle-même est extrêmement rare. Il est également possible de devenir un métamorphe, un anthropomorphe, ou un immortel suite à un... accident. C'est ce qui m'est arrivé. Je suis né élémentaire, pas sirène.

Elwina s'attendait à ce que le brun lui explique ce qui était arrivé, mais il ne semblait visiblement pas décidé à le faire.

— Alors tout le monde devrait cumuler les pouvoirs.

Le dieu grec avait reporté son regard sur l'océan, en cet instant, la jeune femme lisait sur son visage les millénaires qu'il avait traversés. Poséidon avait beau être d'une beauté idyllique, la vieillesse pesait sans scrupule sur son psychique.

— Les accidents ne laissent que peu de chance de survie. Certaines pratiques ont d'ailleurs été interdites de nos jours. Pour devenir un immortel, il faut d'abord mourir, dans des circonstances bien précises. Noyé pour les sirènes. Vidé de son sang pour les vampires. Puis espérer revivre, en ingérant quelques gouttes de sang d'un autre vampire, ou le morceau de poumon d'une autre sirène.

Elwina n'aurait su dire si elle s'était attendue ou non à une telle réponse.

— Et pour les zombis ?

La brunette, malgré l'obscurité, avait vu les yeux bleus de son interlocuteur se poser sur elle.

— Tu demanderas à Roméo. Je n'ai pas à dévoiler sa vie privée.

La voix du brun était remplie d'émotion, et une boule d'appréhension avait traversé le corps de la jeune femme. Elle ressentait soudainement de l'empathie envers Poséidon et Roméo. Leur vie n'était finalement pas si agréable qu'elle en paraissait.

Que se cachait-il derrière l'arrogance et l'image parfaite de l'un ? Derrière les tatouages et les écouteurs de l'autre ?

Quelques secondes silencieuses s'étaient ensuite écoulées. Presque une minute entière.

— Chante.

Poseidon avait lourdement soupiré.

— Si je chantais pour toi, Elwina, tu ne tiendrais pas un mot avant de te plier à mes demandes.

La jeune femme avait serré la mâchoire. Elle se sentait presque humiliée.

Comment comptait-il l'aider, s'il ne voulait pas chanter ?

Pour répondre à sa question silencieuse, le triton avait repris :

— Glaucos devrait arriver d'une minute à l'autre. Ce sera lui notre petit choriste.

Glaucos ? Elwina eut un mouvement de recul. Le jeune homme aurait-il osé révéler son secret, sans même le lui demander ?

— Ne t'inquiète pas, je ne lui ai fait croire que j'avais faussé le chant que j'avais utilisé pour te faire perdre la mémoire.

La brunette avait soupiré. Elle restait malgré tout étonnée que Glaucos ait accepté de l'aider. Bien que l'absence de Thétis, qu'il ne semblait jamais quitter, en disait déjà beaucoup.

L'intéressé n'avait pas tardé à arriver. Vêtu d'un cargo et d'un épais sweat noir, l'homme avait relevé ses longs cheveux noirs en un chignon, laissant apparaître son crâne rasé sur l'extrémité droite. Du même côté, une panoplie de boucles ornaient son oreille, et scintillaient à la lueur de la lune.

— Bonsoir.

Glaucos aussi était un dieu grec, et selon certaines sources il était bien plus que ça...

— C'est ton fils ?

Elle avait posé la question franchement, sans prendre aucune pincette, et Poséidon avait haussé les sourcils, avant de rire franchement :

— Non. Glaucos est né humain. Les immortels de naissance cessent de grandir quand leur être est à son apogée, au moment où ils sont le plus fort. Les enfants qui subissent la transformation font de même, et si la personne est déjà adulte, son corps gardera pour l'éternité l'âge qu'il avait à sa mort.

Visiblement peu gêné d'en parler —en même temps il avait eu des siècles pour surmonter ses possibles traumatismes, Glaucos avait repris :

— Je me suis noyé à trente-deux ans, et mon apparence a gardé cet âge.

Les trois jeunes gens étaient ensuite restés une heure entière, assis en bordure de plage. Sous la demande de Poséidon, Glaucos avait chanté, encore et encore. Le son qui parvenait aux oreilles de la jeune femme était indescriptible. Chaque note, chaque mot, chaque mélodie semblait faite par les rayons du soleil eux-mêmes, les bourrasques de vent, les clapotis des vagues sur la roche.

C'était tout bonnement divin.

Et Elwina avait combattu l'hypnose, en vain. Son nez, son visage, son corps entier la piquaient de frustration. Retenir le sourire béat qui se frayait sur ses lèvres dès que Glaucos prenait la parole était à lui seul un effroyable effort. Sentant l'énervement grandissant de la jeune femme, Poséidon avait fini par mettre fin à la séance.

— La plupart d'entre nous ont appris à résister aux sorts avant même de savoir marcher. Ce sera plus dur, mais tu y arriveras. Une fois que tu sauras résister au chant des sirènes, tout le reste en découlera.

Avec un peu plus d'expérience et de travail, Elwina sera capable de traverser le pont de Kerdoueziou sans difficultés. De regarder un vampire droit dans les yeux sans ciller. De voir les bordures du Moger —une barrière transparente et bombée de magie— aussi clairement qu'un véritable mur.

Cependant, en attendant, elle allait devoir se contenter de ce sentiment de frustration qui s'agitait en elle.

Le soir même, alors que la brunette s'était enfin retrouvée seule, dans sa chambre, elle avait saisi une feuille de papier cartonnée et une paire de pinceaux. L'artiste avait commencé à peindre, laissant son instinct guider ses mouvements. Deux visages étaient apparus, suivis de corps à moitié humains, et de paires de mains portant de la nourriture à leurs bouches. C'est après minuit que la jeune femme avait terminé son œuvre. On y voyait Poséidon et Glaucos, sous forme marine. Un mélange d'eau et de sang dégoulinait sur leurs cheveux et leurs écailles. Leurs bras et leurs mentons étaient particulièrement recouverts d'hémoglobine.

Leurs dents aiguisées croquaient avidement dans un organisme rose, épais, que leurs mains tenaient à hauteur de buste.

Un poumon.

Elwina avait violemment retourné la feuille, en plein milieu de sa contemplation. Maintenant qu'elle avait compris que son subconscient faisait ressurgir la réalité de l'Autre Monde à travers son art, la jeune femme comprenait que ce tableau n'était qu'un flash du passé des deux garçons.

Poseidon avait dit que les vampires ressuscitaient en avalant du sang, et les sirènes un poumon. Dans les livres, les vampires continuaient à se nourrir de sang tout au long de leur vie, alors peut-être que...

Elle avait grimacé face à la suite de ses idées.

La malédiction des chats noirsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant