12bis. La cité des Artres (2)

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 Nb : C'est encore la fin du chapitre précédent ^^ Demain, on passe au chapitre 13 ! 



Une heure a passé, peut-être deux, peut-être trois. Les falaises grises se sont rapprochées, lentement, jusqu'à ce que je les voie distinctement, tout à coup, comme si elles avaient surgi de nulle part. Les distances dans le désert sont étranges, on ne peut manifestement pas se fier à sa vue.

Mais ce qui m'indique que nous arrivons, ce n'est pas tant la hauteur des roches qui forment une sorte de vallée, chemin de sable entre deux murs de pierre infinis, que les éclats de voix, les chants, et la fumée.

Des gens vivent ici, des gens, à quelques mètres, sont en train d'exister sous la chaleur écrasante du désert de l'est. Araphël expire de soulagement. Si me plains constamment, lui, ne dit jamais rien. Pourtant, je sais qu'il a lu dans le sang de dizaines et dizaines de pèlerins, qu'il a passé une âme, qu'il m'a protégée de la brûlure du vent – et il porte même mon bagage. Il doit être épuisé.

Il accélère son pas dès qu'il perçoit les voix, comme je l'ai fait, tout en précisant :

— C'est un peuple très fier. Et très libre.

— Tu les admires, deviné-je au timbre plus grave qui a enveloppé sa voix.

— Profondément.

Il ne cesse pas son avancée vers la vallée que forment les falaises, et ajoute :

— C'est un honneur qu'ils nous font.

— Honneur, honneur..., grogné-je tout bas. Je suis quand même l'Oracle.

Enfin, pour l'instant, je ne suis plus grand chose. Araphël ricane tout de même à ma réflexion, pour la contrer aussitôt :

— Ils n'en savent rien. Suis-moi.

Il se repère aux bourrasques de fumée blanche qui s'élèvent sur le ciel encore bleu. Si la vallée semble tout d'abord rectiligne, sans autre sortie possible que l'infini chemin de sable entre ses roches, je découvre une crevasse, sur la gauche, qu'emprunte Araphël. Nous nous baissons, et entrons directement dans la roche, comme si cette dernière était une porte, et que derrière, se trouverait...

Bon sang. Se trouverait ça.

Des centaines de voyageurs du désert. Des tentes en toile bleue, ocre, blanche. Plusieurs feux. C'est un abri à ciel ouvert, entouré des hautes roches grises, et s'étendant sur deux, trois, peut-être six kilomètres.

De la musique s'évade d'un groupement plus éloigné. Des femmes sont assises sur le sable et râclent des couteaux sur...bon sang, sur des serpents morts. Il y a des armes, aussi. A terre. Contre un pan de falaise. Devant certaines tentes.

Lorsqu'Araphël redresse le dos après que nous avons franchit l'espèce de tunnel formé dans la roche, et que je l'imite, le bruit s'atténue. Notre arrivée provoque un silence dans tous les groupes d'hommes et de femmes qui nous ont remarqués.

Et si nous n'étions pas tant les bienvenus que ça ? Je sais Araphël puissant, mais peut-être pas au point d'affronter deux centaines de guerriers du désert. Et James manquerait de temps pour me percevoir ? Si l'un d'eux venait à m'enfoncer une lame dans la poitrine, mon oncle aurait-il la capacité de venir me sauver à temps ?

Tout à coup, je rêve de faire demi-tour. Mes jambes, inconfortables, reculent d'instinct. Et je voudrais avoir le cran de partir en courant. Mais je ne bouge pas.

Même pas quand un homme, très haut, très massif, très tout, fend la rangée de Gourek qui s'étaient alignée devant nous pour venir à notre rencontre. Même pas quand il s'arrête à quelques centimètres d'Araphël. Et toujours pas lorsqu'il extrait de la ceinture de lin enroulée à sa taille, une dague, dont la lame noire scintille sous le soleil plein.

Araphël tend ses deux paumes, calme, beaucoup trop pour ce que je pense objectivement être une situation de crise, et l'homme y dépose alors l'arme.

Je retrouve le souffle que j'avais, sans m'en rendre compte, bloqué dans ma poitrine. Ils inclinent respectivement la tête, puis Araphël lui rend la dague.

Je suppose que je viens d'assister à un accueil dans le peuple du désert.

Un second mouvement, dans le groupe de nomades me tend cependant. Cette fois, c'est une vieille dame qui s'avance. Et de façon particulièrement précipitée. Elle court presque, et jusqu'à moi !

Les deux mains tendues devant elle, elle vient à ma rencontre si vite que la panique me fige. Araphël bondit et se place devant moi.

L'homme qui lui a donné la dague fronce des sourcils en colère, mais le rhéteur ne bouge pas. Je peux voir une partie de son visage, réfugiée derrière sa nuque. Il fixe durement celui qui doit être le meneur, et s'exprime dans cette langue que je ne connais pas.

Quand le chef lui répond, Araphël semble hésiter. Une seconde passe. Une autre. Terrible, lente, et gonflée de tension.

Puis Araphël finit par se décaler, et me glisse, dans un chuchotement qui se veut rassurant :

— Elle ne te fera rien.

Je plonge dans ses yeux un regard désespéré. Il maintient le sien, comme pour me dire qu'il est là, et que personne ne me fera du mal. Une fois encore, je m'en remets à lui.

La vieille dame porte la même tenue que moi : sa poitrine enroulée dans le voile noir, la peau de son ventre, fripée, pend aux hanches, dans des plis de bronze, puis une longue jupe légère couvre le reste de son corps.

Ses mains abîmées se lèvent vers le mien, de corps. J'en observe les bagues, puis regarde les bracelets à ses poings descendre en même temps que ses bras. Elle chuchote dans sa langue en fixant mon nombril.

— Elle dit que tu es importante, traduit Araphël tout près de moi.

La femme continue de parler, sans cesser de fixer ma peau exposée à son peuple entier.

— Et qu'il fallait que tu viennes ici.

Les mains s'approchent encore. Je contracte mes abdominaux, par réflexe. Mais elle ne me touche pas. Elle reste à deux centimètres, ses doigts en suspend au-dessus de mon ventre.

Sa voix s'aggrave, dans un nouveau murmure. J'entends Araphël déglutir, avant d'oser me traduire :

— Elle dit que tu as perdu la vie. Et que tu dois le laisser s'en aller.

Elle parle de l'enfant. Celui auquel je ne parviens même pas à penser. Celui auquel je pense tout le temps.

La femme murmure à présent, là, devant les vestiges de ce corps qui a été tellement aimé par Chosthovak, un jour.

— Tu iras mieux, continue Araphël en suivant chaque syllabe que la vieillarde prononce. Si tu ouvres les yeux, tu pourras le laisser s'en aller.

— Si j'ouvres les yeux ?

Le rhéteur acquiesce, puis, je le suppose, lui demande ce qu'elle veut dire par là. Elle lui répond, à lui, directement. Et concentré sur les traits ridés la Gourek, Araphël retranscrit :

— Oui, c'est ce qu'elle a dit. Si tu ouvres les yeux.

— Les ouvrir sur quoi ?

Il lui pose la question. Tout autour de nous, les gens se taisent, attendent, observent. Moi, je ne fixe que les mains, vieilles, et les yeux pâles de la femme du désert.

Oyocha yellaf, dit-elle à Araphël.

Kom'garda ?

Il paraît plus dur soudain. Plus soucieux. Et pour toute réponse, la vieillarde hoche la tête, plusieurs fois, et répète, sûre d'elle :

Oyocha yellaf.

Elle me sourit, d'un sourire tendre et sage, qui ne m'expose pas ses dents. Puis elle s'en retourne, lentement cette fois, à la foule agglutinée qui profitait du spectacle.

— Qu'est-ce qu'elle a dit ? m'enquiers-je aussitôt. Les ouvrir sur quoi ?

La tempe d'Araphël gonfle une seconde, et sa joue se creuse ; il serre les mâchoires avant de rétorquer, les traits inexpressifs, les yeux tournés vers elle qui s'en va :

— Elle n'a rien dit.

Et je sais qu'il ment, puisqu'il a souffert avant de le formuler.  

La troisième Rive, tome IIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant