4. Un nouveau Stikos

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4. UN NOUVEAU STIKOS


Toute la première partie du trajet est silencieuse. Araphël ne s'encombre pas de fausse conversation ; je sais qu'il préfère largement le silence aux conventions sociales qui voudraient que nous ayons toujours quelque chose à dire, sur tout.

Son absence de politesse m'a toujours apaisée. De ce jour où il m'a prêté ses feuillets dans l'étude du Vénérable Estrade, en acceptant mon tutoiement spontané, à ce matin, où il ne me force pas à parler pour ne rien dire.

Araphël est ainsi : dur, distant, souvent froid. Mais il est honnête, respectueux, et simple dans son rapport à l'autre. Je ne souhaite pas tenir la conversation ? Il ne la lancera pas. C'est aussi évident que ça, et ça me fait un bien fou.

D'ailleurs, c'est sans doute cette attitude qui m'amène à finalement la lancer.

La cité de Beleveil se dessine de plus en plus clairement, au loin. Je comprends que nous logeons dans une demeure en contre-bas de la ville, sur une plaine qui n'offre en paysage que les tours des plus hauts bâtiments, et le début du désert, dans lequel toute la ville a été construite.

Je m'entends donc demander, après quinze minutes de paix et de marches sans bruit :

— Il y a vraiment des dissidents dans la cité ?

— Un paquet.

— Et des Sabre-noirs ?

— Un paquet, répète le puits de savoir à ma gauche.

Je devance sa prochaine réponse (« un paquet ») concernant les Indisciples, pour questionner directement :

— Pourquoi les Indisciples vivent parmi les continentaux ?

Araphël ne me regarde pas, concentré sur les bâtisses qui dessinent la ville devant nous, les deux mains dans les poches, il m'enseigne tranquillement les rouages des Passeurs, pendant que je suis son rythme jusqu'aux portes de la cité :

— C'est le principe même, Kahn. Les Serviteurs sont condamnés à vivre dans l'ombre, à ne jamais user de leurs dons ou presque, et à vénérer l'Essence bien loin des continentaux. Nous, nous avons décidé d'enfreindre la « loi Suprême ». Evidemment, on ne dévoile pas nos dons, et on se débrouille pour passer les âmes loin des regards. Mais on ne se condamnera pas à ne vivre que dans une cité de Passeurs. On a le droit à ces terres, autant que chaque espèce vivante de cette Rive.

C'est la première fois qu'Araphël se positionne dans son discours. Je l'ai bien entendu, quelques fois, cracher sur le Suprême, ou vu grimacer à l'évocation des Serviteurs. Mais il ne m'avait jamais parlé en employant le « nous ». Je crois qu'il se sent libre, ici.

Comme j'aurais voulu m'y sentir également.

— Et les dissidents ?

La prochaine pente nous rapprochant de la capitale est haute, et raide. J'ai mal, rien qu'à l'envisager. Et le soleil tape de plus en plus fort en plein sur mon crâne.

— Beleveil est une ville symbolique, répond le rhéteur en se décalant pour que je prenne la pente en premier.

Je suis presque certaine qu'il se place derrière moi pour s'assurer de me rattraper en cas de chute. Il n'en dit rien, mais il a dû constater combien j'ai faibli en quelques semaines. J'active les muscles de mes cuisses, mes chevilles sont douloureuses à se pencher pour soutenir mon poids. L'air me brûle l'intérieur des poumons.

Bon sang, j'étais vraiment en train de mourir.

— C'est une des premières cités colonisées par la Régence, poursuit Araphël derrière moi, tandis que je combats l'envie de vomir sous le soleil et sous l'effort. Et une des premières à avoir gagné son indépendance. Paradoxalement, c'est à la fois la ville la plus libre et la plus soumise. On n'efface pas six cent ans de colonisation en un seul décret d'indépendance. Les dissidents sont nombreux, parce qu'ils ont mené la Révolution ici, et parce qu'il y a encore beaucoup de travail, dans les mentalités, principalement. A gauche, Kahn.

La troisième Rive, tome IIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant