23. L'amour

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23. L'AMOUR


Elle savait ce que les autres enfants, les ordinaires, ne savaient pas : le soleil tue. Seul son peuple en était vraiment conscient. Le reste de la Rive, qui n'avait pas comme terre les étendues arides de sable fin, et l'infini, l'infini bleu et jaune du ciel assassin, se doutait vaguement qu'il pouvait être dangereux de flirter trop longtemps avec le soleil. Mais, comme tous ces dangers dont on entend les échos sans les avoir frôlés soi-même, ils n'en avaient pas la lucidité aigüe que possédaient ceux qui le côtoyaient.

Elle avait été élevée dans la révérence au soleil. Dans sa crainte et son respect. Sa haine et son adoration.

On le haïssait d'avoir pris tant de vie, d'être si rude et si cruel, de ne jamais laisser de répit aux peaux, aux crânes, aux yeux. Mais on le vénérait aussi, car c'était lui qui avait permis à ce peuple de conserver sa liberté. Personne n'osait vivre ainsi, sous l'écrasante puissance de l'étoile la plus violente. Ainsi, ils perdaient parfois des individus, c'est vrai. Mais ils préservaient leur communauté, et qu'étaient quelques morts, trop aventureux, trop négligeant, face à la survie de tout un peuple ?

C'était d'ailleurs une idée générale tacite : si le soleil vous tue, c'est que vous n'avez pas respecté les conseils des plus sages. En d'autres termes, si celui qui protège du reste de la Rive au travers de ses rayons brûlants vous a touché vous aussi, c'est que vous ne méritiez pas d'être des Gourek.

Le nom de « Gourek », venait de l'alliance de deux mots sacrés : Goutayab, qui signifiait « enfant » et « Amarek », liberté. Les enfants de la liberté.

Armande était fière d'être de leur sang.

Depuis toujours, elle appliquait avec rigueur les injonctions des sages, et savait comment se protéger du Roi dans le ciel, comment communiquer avec la force de la vie au travers du sable, comment soigner les morsures de serpent, et comment dépecer les scorpions pour en faire un repas, sans craindre leur poison.

C'était une enfant heureuse. D'une joie véritable, offerte par toutes ces combinaisons génétiques dont on ne sait rien, mêlées à l'amour de deux parents, et saupoudré peut-être d'une touche mystique, qui échappe à toute compréhension raisonnable. Le fait est qu'Armande Alouak était heureuse, et ne s'encombrait pas des larmes futiles qui peuvent parfois gâcher une enfance. Elle pleurait peu, c'était vrai. Elle était forte, courageuse, et elle aimait profondément son peuple.

De façon générale, d'ailleurs, elle aimait. Parfois, quand le soleil s'éteignait pour leur permettre de dormir, elle quittait sa tente de toile, et allait observer les milliards de scintillements qui remplaçaient, le temps de la nuit, le danger brûlant et vénérable du jour.

Et elle s'imaginait quitter un jour son peuple, traverser les eaux dont lui avaient parlé les sages. Pour une enfant Gourek, quelque chose comme la mer ou l'Océan relevait d'un miracle de l'Essence. Ici, quelques gouttes, quelques creux dans le sable, et de trop rares oasis étaient des dons de vie. Mais alors, de l'eau, de l'eau étendue sur la taille de plusieurs continents, cela ne se pouvait !

Elle rêvait de le voir un jour.

Elle rêvait aussi, et c'était là une banalité bien désolante à ses yeux, que Maroona l'invite à chasser, « rien que tous les deux », et, qu'au détour d'une falaise, il s'arrête, essoufflé. Qu'elle époussette la sueur à son front à l'aide de sa propre tenue, et qu'il la remercie, d'un baiser.

Oui, ça elle en rêvait beaucoup. Elle s'en voulait, bien sûr, car si les autres fillettes de douze ans pensaient à ces futilités, elle, elle ne voulait penser qu'au soleil, aux combats, et à cette Essence qu'elle sentait circuler dans tout. Mais c'était ainsi, et sous le ciel étoilé des nuits profondes du désert, souvent -trop, souvent-, elle imaginait que Maroona lui dédiait un peu de sa salive. Cadeau précieux, chez un Gourek.

La troisième Rive, tome IIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant