25bis. Ce qu'on se chuchote au Stikos de Beleveil (2)

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Je ne croise personne ce matin, ni dans le couloir, ni dans le hall, et pas même dans la salle de dîner. Je me pense donc à l'abri de cette vie que je redoute de rencontrer de trop près, mais, malheureusement, épuisé ou non, James a trouvé le moyen d'envoyer ses sbires.

Domi et Kaïkouria m'attendent, comme deux sages soldats du Sang-maudit, aux abords du chemin de terre. Pas d'Iktou dans le paysage, en revanche.

Ce qui aurait pu m'interpeller si je n'étais pas frappée par une constatation franchement troublante.

Domi, sa peau brune, ses cheveux bleus, sa large corpulence, est exactement le même que d'ordinaire. Kaïkouria, pâle et maigre, ses anneaux d'or dans le nez, l'arcade et sur la lèvre inférieure, aussi. Cependant, ce matin, alors qu'ils discutent en attendant que j'arrive à leur hauteur, je les vois différemment.

Avec moins de clarté que pour une excursion nocturne, certes, mais je vois tout de même. Leur Essence.

Et ce qui me trouble au point de figer mon pas, c'est l'improbable puissance de ces deux Passeurs aux airs et aux allures légers. L'Essence de Domi est sombre, elle flotte tout autour de lui, mais je la perçois épaisse et vive. Capable de fulgurances, imposante, forte. Quant à celle de Kaïkouria, elle est vert-pomme, douce, mais incisive, fine et précise. C'est vrai, ils savent Souffler. Et j'aurais m'en douter car seuls les maîtres du troisième degré en sont capables.

Mais je ne m'attendais pas à autant de pouvoir, chez l'un comme chez l'autre. Quand un sourire navré pour ma candeur fend le coin droit de ma bouche : ce sont les amis d'Araphël. Evidemment, qu'ils sont puissants. J'envisage mal le Rhéteur traîner des Passeurs sous-doués derrière lui, comme des poids encombrants.

— La protégée du Sang-maudit daignerait-elle accélérer ? lâche Kaïkouria dans une expiration volontairement éreintée.

— Oui, déjà que ce trajet nous avait terriblement manqué, on ne voudrait pas faire durer le plaisir de trop, tu comprends.

Je saisis mieux la réflexion d'Araphël : « Domi et Kaï en ont assez de jouer à la gardinerie ». Face à leur air de rire de tout, de prendre la vie à la légère, et de n'accorder de valeur à quasiment rien, j'ai sous-estimé les deux Indisciples.

Un tel niveau d'Essence doit leur demander une grande concentration, des entrainements quotidiens, des passations d'âmes intenses et violentes. Et je les sais en guerre. M'est avis qu'il faut ajouter à cela des exercices de combat, des chasses au Sabre-noir, et autres joyeusetés propres à faire couler le sang.

Ils doivent voir la protection de la petite continentale liée à leur idole comme une mission de basse condition, mais l'accomplir tout de même, pour honorer le Sang-maudit.

Un rire navré pour eux m'échappe, que je n'explique bien entendu pas, et nous entamons notre marche.

— La tristesse de Jacques me bouffe jusqu'à la Tanière, grogne Domi alors que le chemin de terre accueille nos pieds pressés d'en finir avec le trajet.

— Ouais, il a perdu le contrôle. Quelle idée, aussi. C'est pas comme si l'Essence entière l'avait pas prévenu.

— Ça me motive moins pour me lier à un sans-don. Quelle que soit l'espèce. Ça a pas l'air de valoir le coup, tout ça.

Je stoppe ma marche, la rage aux muscles.

Comment osent-ils ? Comment osent-ils apparenter Armande Langlois à un animal de compagnie ? Que savent-ils du lien qui l'unissait à Jacques ? De l'indéfectible amour qu'ils se portaient tous deux ? De leur évidence et leur éternité ?

La troisième Rive, tome IIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant