Chapitre 2 Derrière les mots

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II.
Derrière les mots 


Vivre dans le passé, c'est creuser plus de rides, 

C'est figer les blessures, c'est gangrener le temps.

Regretter les « avant » c'est plonger dans le vide,

S'y confondre et s'y perdre...S'y noyer, finalement.

Pleurer l'ancien amour, vouloir l'ancien amant,

Et regarder les ans qui ne reviendront pas,

C'est préférer le marbre à la chaleur du sang,

Mourir avant la mort : trépasser sans trépas.

Vérak, Aux confins des Rives « Les amours amarrées »



Je n'en veux pas, de cet argent. Après traduction, j'ai compris l'essentiel : la Régence va me verser un million de règne, de quoi m'acheter dix demeures Sayag si je le souhaite. Mais je ne le souhaite pas ; cet argent, c'est celui de la honte. Ils appellent ça une « rédalition », la contrepartie qui m'est dû, suite à la fausse accusation contre ma mère.

Un million de règne. De quoi s'offrir quatre rues des quartiers Nord ; une partie des Est. Tout le sud de la capitale. C'est vertigineux. Et répugnant.

Si la Régence s'avère sévère en matière de punition, elle se révèle très élevée en termes de rédemption. Par un effet de logique : elle y a très peu recourt. Le cas de Claudia Kahn est exceptionnel en son genre, la rédalition le sera aussi.

Alors, nouvelle grande fortunée du continent Régent, je ne prends pas le transporteur pour rentrer chez moi. J'ai besoin de marcher, d'éliminer le poids de tout cet argent dans mes talons.

Un an plus tôt, je logeais étroitement dans un nid des quartiers sud et crochetais des serrures pour obtenir de quoi me nourrir. Aujourd'hui, je peux acheter le quartier.

Absente, je longe les boulevards impersonnels de l'Ouest, remonte au croisement du Nord, passe devant les tours majestueuses du Stikos, à nouveau hautes et grandes, comme je les connaissais et les aime.

Je continue ma route sur les pavés blancs, emprunte les petites rues du quartier de mon enfance, et contemple les hautes collines où ma règne ma demeure. James m'attend sans doute dans le grand salon. A quelques rues, Nhils dîne peut-être avec sa mère, dans sa propre demeure.

Et moi, je compte. Trois maisons. Quatre. Tout est à ma portée.

Et qu'est-ce la possession de toutes ces maisons, où des mères encore en vie partagent un repas avec leur enfant, peut bien réparer ? Je me fige un instant pour regarder l'immensité du ciel ; la nuit n'est pas encore tombée, mais quelques étoiles se devinent déjà. L'esprit meurt avec le corps, James me l'a appris. Pourtant, en cet instant précis, je suis certaine que ma mère m'accompagne un peu dans ma consternation.

Je retourne à la demeure Sayag, après avoir marché trois heures.

Je ne me sens pas plus légère, mais la fatigue soulage une partie de mon état. Lorsque j'entre, l'obscurité, habituelle et profonde, me fait un bien étonnant.

James m'attend, effectivement. Il est assis devant la cheminée sans feu, un livre sur les genoux, son bâtonnet de tabac dans la main. En constatant les cernes qui creusent de longs faussés violâtres sous mes yeux, il se contente de me lancer :

— Va te reposer, ma nièce.

J'acquiesce dans un hochement de tête, puis monte les premières marches qui mènent à l'étage, lorsqu'il ajoute tout de même :

La troisième Rive, tome IIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant