15. L'amour d'une mère

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15. L'AMOUR D'UNE MERE 



Le Suprême. Cet amas de puissance et de lâcheté mêlées. Le Passeur le plus considérable de la Rive entière. Le père du degré et de sa sœur Ninaï. Le maître des Serviteurs, qui a laissé la Rive brûler sous le règne des continentaux, et qui a refusé de consacrer mon oncle, devant sa noirceur.

Celui qui m'a sauvée de cette même noirceur, en prenant le nourrisson que j'étais, et en le présentant à la Vénérable Claudia Kahn, ma mère. La seule qui n'ait jamais compté.

Et le voilà. Devant moi.

Banalement extraordinaire. Il est comme ce temple : il est à la fois tout et rien. Ses traits, dès que je m'en détourne, quittent ma mémoire. Il n'existe que lorsque je le regarde. Aussitôt que je baisse les yeux, il s'évapore de mon cerveau. Il ne se retient pas.

Voilà pourquoi je ne les détourne plus. Je voudrais ne même pas cligner des paupières. Je le fixe. Je le détaille. A la fois féminin et masculin, à la fois autre chose aussi, qui n'est pas tout à fait humain, qui n'est rien que j'ai jamais connu.

Il porte un ensemble rosâtre, sur lequel tombe une barbe blanche. Sa voix s'exprime dans des notes douces et sévères, viriles et policées, incernables en somme.

Et je crois que je ne l'aime pas.

— Tu protèges un être qui n'a pas besoin de protection, Araphël. Pas ici, et pas aujourd'hui, du moins.

La main d'Araphël, placée devant mon buste, ne bouge cependant pas. Le rhéteur reste sur ses gardes, et affronte le « maître des maîtres » sans un seul tremblement.

Devant le silence de l'Indisciple, le Suprême penche son visage sans forme connue sur le côté, toise Araphël en plissant ses yeux verts, puis se désole :

— Tu avais tant de splendeur en toi.

Là, mon rhéteur se crispe. Je le comprends à sa nuque qui vient de se redresser, et à ses épaules qui se sont raidies.

— Une Essence hors du commun, continue l'impossible Maître des Serviteurs. Une bonté nette, sans parasites, et un sens de la loyauté sans pareil... Tu aurais fait un Degré magistral.

— L'actuel gère très bien le rôle.

— Oui...Oui, en effet, admet le (la ?) vieillard, dans un sourire indescriptible. Mais il a de l'Ego. Tu n'en avais pas une once.

Et je comprends tout à coup ce qui se dit sans se déclarer. Le Suprême a un jour proposé à Araphël de devenir le Degré. Le chef de ses armées. Et...le rhéteur a refusé.

Un silence oppressant envahit le temple, gonfle dans l'air et m'étouffe sans violence : c'est inconfortable sans être mortel.

Puis le Suprême, droit, petit, grand, jeune, vieux, fait un seul pas, sur le côté. Symbolique. Quelque chose de calme, de serein, plein de l'assurance de ceux qui n'ont rien à prouver. Il se décale simplement pour mieux me détailler, moi.

Ses yeux verts et insondables viennent s'arrimer aux miens, et j'ai la sensation qu'il pénètre ma rétine comme le ferait une lame aiguisée. Est-ce que ce serait douloureux, si j'avais encore mes dons ? Est-ce que son Essence m'envahirait des pieds jusqu'à la racine de mes cheveux ?

— Hélianne...

Son chuchotement ricoche sur les immenses murs de pierre ; on dirait que la roche se renvoie ses mots comme une balle rebondissante. Par un réflexe absurde, je secoue la tête, comme pour chasser sa voix qui vient d'entrer dans mes oreilles.

La troisième Rive, tome IIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant