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Je garde les bistouris de Sofia, et chaque fois que Harry m'appelle je serre dans ma main le manche cylindrique du plus gros et me force à ne pas répondre. Je me répète que je ne peux pas le rappeler, même si sa voix et son contact me manquent. Puis, dans le silence qui suit les sonneries, je fixe la lame luisante en me demandant pourquoi je ne le fais pas. Pourquoi je ne me sers pas de cette lame pour libérer toutes ces conneries ignobles et violentes qui bouillonnent en moi.

Cependant, je lutte. Je me force à ne pas me taillader.

Mais je ne sais plus pourquoi je lutte, et j'ai affreusement peur que la force me manque et qu'un jour j'appuie la lame sur ma peau, que je cède à l'appel de la chair qui demande à souffrir. J'ai peur d'y être contrainte, car c'est le seul moyen pour moi de vivre sans Harry.

Je ne suis pas allée à mon bureau depuis plus de deux semaines. Au début, Harry m'appelait cinq fois par jour. Puis il est descendu à quatre appels quotidiens, puis à trois. À présent, les coups de téléphone ont cessé, et l'appel de la lame se fait de plus en plus pressant.

Je sais que Jamie et Ollie se font du souci pour moi. Pas besoin d'être grand clerc pour le savoir, ils me l'ont dit.

– Il faut que tu sortes, me dit Jamie un après-midi alors que je suis sur mon lit, fixant sans les voir les coupures de journaux et souvenirs que je comptais utiliser pour le scrapbook de Harry. Juste au coin de la rue. Pour prendre un verre. Je secoue la tête. Bon sang ! Nicholas, tu m'inquiètes.

Je lève le nez et, ce faisant, je vois mon reflet. J'ai le teint gris et de grands cernes sous les yeux. Mes cheveux sales pendouillent. Je ne me reconnais pas.

– Je m'inquiète aussi pour moi, dis-je.

– Bon Dieu, Nik ! s'exclame-t-elle d'un ton angoissé en venant s'asseoir près de moi. Tu me fais vraiment peur. Je ne sais pas quoi faire, là. Dis-moi ce dont tu as besoin.

Mais je ne peux pas. Car ce dont j'ai besoin, je ne peux pas l'avoir.

Ce dont j'ai besoin, c'est Harry.

– Tu as fait ce qu'il fallait, murmure-t-elle.

Je leur ai raconté, à elle et à Ollie, la vérité sur ce que j'ai fait et la raison de ma rupture. Je ne pouvais plus garder le secret. Je n'ai pas dit à Evelyn que nous avions rompu, mais elle l'a appris. Je n'ai pas pris ses appels. J'ai trop peur de ce qu'elle va dire.

– Mais Nik, continue Jamie, maintenant, il faut que tu acceptes de guérir.

– J'ai besoin de temps. Le temps panse les plaies, n'est-ce pas ?

– Je ne sais pas. Je le croyais, mais maintenant je ne sais plus.

J'ignore combien de jours ont passé quand Ollie vient me voir dans ma chambre en faisant une drôle de tête.

– Allez ! dit-il en me prenant le bras pour me faire lever.

– Qu'est-ce que...

– On va aller se promener.

– Non, je réponds en me dégageant.

– Bien sûr que si. Il prend une casquette sur une étagère, me la visse sur le crâne, puis m'entraîne vers la porte. À l'épicerie du coin. Une glace. Et je t'y porterai, s'il le faut.

Je suis debout et j'acquiesce. Je n'ai pas envie de sortir affronter le monde, mais je ne tiens pas à


me battre non plus. Et peut-être que ça me fera du bien, même si je n'y crois pas vraiment.

– Tu as merdé, Nikki, dit-il dès que nous sommes sur le trottoir.

Je ne le regarde pas. Je n'ai pas envie d'entendre ça. Je sais que j'ai bien fait. J'en suis certaine. Et la vérité est la seule chose qui m'ait aidée à survivre.

– Je l'ai vu, tu sais. Là, il éveille mon attention. Je suis allé chez lui avec Maynard hier. Il a laissé passer trop de rendez-vous et il y avait des trucs à régler. À signer. La vie et les affaires continuent. Mais, Nikki, pas Harry. Il est anéanti. Merde ! je crois qu'il est dans un état pire que le tien.

Je garde la tête baissée et continue de marcher, mais chaque pas me fait mal. Chaque seconde où je fais souffrir Harry me blesse.

– Je ne veux pas entendre ça, je chuchote.

– Parle-lui, au moins. Va le voir. Bon sang, Nikki, bats-toi !

Là, je suis forcée de m'arrêter. De me tourner vers lui. Et ma colère monte tellement qu'elle chasse la douleur.

– Bon Dieu ! Ollie, mais tu ne piges pas ? Je lutte. Je me bats tous les jours pour ne pas courir le voir. Je me bats parce que je l'aime. Et c'est pour ça que je ne peux pas le voir dans cet état. Tu as vu comment il était en Allemagne, juste parce que quelques personnes avaient vu les photos. Si ces photos sont divulguées au monde entier, il sera anéanti.

– Mais Nik, dit Ollie d'un ton lugubre. Il l'est déjà.


** *Le lendemain matin, je prends mon téléphone. Les paroles d'Ollie m'ont marquée. Ce nuage noir pèse sur moi depuis trop longtemps. La tentation de la lame est trop suave. Je ne peux plus le supporter. – Styles International, dit la voix de Sylvia, haute et claire.

– Je... Oh ! j'ai dû me tromper. Je croyais avoir appelé le portable de Harry.

– Mademoiselle Fairchild... Elle abandonne le ton professionnel pour un ton plus gentil, presque triste, même. Il fait suivre ses appels personnels à son bureau.

– Ah ? Où est-il ? Je peux appeler directement la maison, l'appartement ou ailleurs.

Maintenant que j'ai trouvé le courage d'appeler, je suis déterminée à le faire. Je ne sais pas vraiment ce que j'ai l'intention de dire – je n'ai pas réfléchi jusque-là – mais j'ai besoin de lui parler. D'entendre sa voix.

– Je suis désolée, mademoiselle Fairchild. Je ne sais pas où il est. Il est parti hier. Sans laisser de numéro ni d'adresse. Il a dit qu'il quittait le pays. Qu'il avait besoin de temps.

Je ferme les yeux et me laisse tomber sur le lit.

– Je vois. S'il... S'il appelle, pouvez-vous lui demander de me téléphoner ?

– Je le ferai. Ce sera la première chose que je lui dirai.

Durant les semaines qui suivent, je suis à l'affût du moindre ragot. Je traîne sur les sites Web, Twitter et Facebook, partout où je pense pouvoir trouver des informations sur Harry. Je ne trouve rien. À part la presse qui spécule sur les raisons de notre rupture.

Je n'ai rien trouvé non plus sur Sofia. Je ne sais donc pas si Harry l'a localisée et ramenée à Londres, ou si elle est encore à Los Angeles. Comme je connais Harry, je sais qu'ils ne sont pas ensemble. Mais je m'inquiète de la réaction de Sofia quand sa frustration de ne pas avoir pu récupérer Harry atteindra le seuil critique.


Le samedi suivant, Jamie est déterminée à me sortir de mes idées noires.

– Pop-corn et Arsenic et vieilles dentelles, dit-elle en désignant le canapé d'un doigt autoritaire. Je prépare le pop-corn pendant que tu prépares le film.

Je ne discute pas. J'allume la télévision, puis je fouille dans la corbeille des DVD pendant que passent les infos locales. Je m'apprête à glisser le disque dans l'appareil, quand je me fige.

Le visage de Harry occupe tout l'écran, avec des exemplaires floutés des photos qui ne me sont que trop familières. Je me rends compte que j'ai porté la main à ma bouche, et je crains de vomir. Je me lève, fais quelques pas, puis me rassieds. Il me faut faire quelque chose, n'importe quoi... mais je ne sais pas quoi.

– Oh, mon Dieu ! s'exclame Jamie en entrant. Je me retourne et croise son regard.

– Je n'en reviens pas qu'elle l'ait fait. Je refuse de croire que cette salope a quand même envoyé les photos à la presse.

– Harry doit être dans tous ses états. Je hoche la tête et sors mon téléphone. Je croyais qu'il était parti.

Je ne prête pas attention à elle et je croise les doigts, espérant qu'il ne fait plus suivre ses appels.

Mais c'est Mme Peters, son assistante du week-end, qui répond.

– Je suis désolée, mademoiselle Fairchild. Nous n'avons pas de nouvelles de lui depuis des semaines.

– Mais les informations... Il... il est en ville ?

– Je ne sais pas. J'aimerais bien, dit-elle doucement.

– Qu'est-ce que tu veux faire de plus ? demande Jamie quand j'ai raccroché.

– Je n'en sais rien.

Je fais les cent pas dans la pièce, essayant de réfléchir à l'endroit où il peut être. Il faut que je le trouve. J'imagine à quel point il doit être anéanti, et je ne peux supporter l'idée qu'il souffre tout seul dans cette épreuve. Soudain, je me rappelle. Je prends mon téléphone et me tourne vers Jamie.

– C'est bon, dis-je. Je sais comment le trouver.


Le problème avec l'application de localisation de téléphone, c'est qu'elle indique un emplacement trop général pour être utile. Alors, je me retrouve à errer dans les environs de la jetée de Santa Monica. Je suis heureuse, si contente qu'il soit de retour à Los Angeles, mais plus que frustrée de ne pouvoir le trouver.

Je me dis qu'il est peut-être à la grande roue, puisqu'il m'a emmenée y faire un tour une fois; mais quand j'arrive, pas de Harry. Je m'aventure jusqu'au bout de la jetée, inspecte la moindre boutique, fais le tour de tous les manèges.

Impossible de le trouver.

Frustrée, j'ôte mes tongs et commence à arpenter la plage, mais un quart d'heure plus tard, je n'ai toujours pas plus de résultats. Je traverse la plage en direction du parking et commence à repartir vers le sud, cette fois le long de la rue. Il n'y a pas beaucoup de monde dehors, et tous commencent à rentrer. Je peux scruter les environs à la recherche d'une personne ayant la démarche, la silhouette et les cheveux noirs de Harry.

Je ne le vois pas.
Mais je vois sa Jeep.

Trilogie Styles [Tome 3]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant