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Ollie est allé s'asseoir avec l'équipe des avocats. Je sais qu'il essaie de comprendre ce qui se passe, mais ne plus l'avoir à côté de moi m'angoisse. Une heure a passé, à présent. Je suis seule et j'ai désespérément besoin de comprendre. Pour la première fois depuis mon arrivée en Allemagne, je sens réellement ce que ça fait d'être dans un pays étranger, car je ne comprends pas ce qui se passe autour de moi.
 
Cependant, ce n'est pas une question de langue. Le fait que je ne parle pas l'allemand renforce seulement cette impression. Les avocats allemands parlent tous couramment anglais, et j'entends ce qu'ils disent à Ollie. En fait, ils ne comprennent pas plus que moi. Nous venons tous de passer de l'autre côté du miroir, et j'ai peur que ce que nous allons y trouver soit encore pire que le spectacle auquel nous nous attendions.
 
Je m'appuie sur mon siège pour m'apprêter à me lever. Mais je me force à rester assise. Faire les cent pas ne va qu'attirer l'attention sur moi, et je l'ai déjà remarqué ; tous les gens dans la galerie m'observent en chuchotant entre eux. En l'absence de Harry, je suis sa remplaçante. Ce n'est pas un rôle qui me contrarierait dans des circonstances normales, mais aujourd'hui je n'ai pas envie de me trouver sous le feu des projecteurs.
 
Quand je suis sûre de devenir folle si je dois supporter une minute de silence de plus, la porte de l'antichambre se rouvre et tout le monde ressort. Les juges apparaissent les premiers, le visage impénétrable, suivis de Maynard et de maître Vogel, puis des assesseurs. Harry ferme la marche.
 
Je me lève et mon regard croise le sien. Je garde les poings serrés le long de mon corps et lui hurle muettement de me dire ce qui s'est passé. J'ai beau scruter son visage, je ne peux rien y lire. Il reste de marbre.
 
Il s'installe à la table des avocats, à deux mètres seulement de moi. J'ai un pincement au cœur, car il ne me regarde plus. Une peur glacée m'envahit. Puis il se retourne et croise de nouveau mon regard. Des larmes me montent aux yeux.
 
Ça tourne mal, me dis-je. Je ne sais pas ce qui se passe, mais ça tourne très, très mal.
 
Harry détourne le regard, et mon angoisse augmente encore. Je m'assieds à mon tour. Il y a déjà un témoin, un agent d'entretien, qui l'a vu se quereller sur le toit avec Richter avant que celui-ci fasse sa  chute  mortelle.  Pourrait-il  y en avoir  un autre  ?  Je  ne  vois  pas  d'autre  possibilité,  alors l'inquiétude me ronge.
 
Les juges ont repris leur place et s'apprêtent à reprendre le procès. Et à ce moment, Ollie vient se rasseoir à côté de moi.
 
– Tu sais ce qui se passe ? je demande à voix basse.
 
– Non, répond-il, le front plissé, apparemment aussi perplexe que moi.
 
Le grand juge commence à parler, lentement, et si maître Vogel, Maynard et Harry ne bronchent pas, les autres avocats à la table de la défense se tortillent sur leurs sièges. Ils n'ont pas assisté à l'échange derrière les portes closes de l'antichambre et, à ce qu'il me semble, ont l'air au bord de l'explosion.
 
Derrière nous, l'assistance recommence à murmurer. L'ambiance sinistre semble s'être dissipée. Je  ne  comprends ni  pourquoi  ni  comment,  mais  je  suis  sûre  qu'il  se  passe  quelque chose  de bouleversant. De bouleversant, mais de positif.
 
Je jette un coup d'œil à Ollie, craignant de me faire des idées ; mais il échange un regard avec moi et lève la main, les doigts croisés. En cet instant, je serais capable de l'embrasser. Quels que soient ses problèmes avec Harry, là, il est de notre côté. De mon côté.
 
Le juge achève soudain. Il se lève et quitte la salle, suivi de ses confrères. À peine la porte s'est- elle refermée sur eux que retentit une cacophonie de cris, sifflets et huées. L'un des avocats me prend en pitié et se tourne vers moi.
 
–  Les chefs d'accusation, dit-il avec un accent allemand à couper au couteau. Tout a été abandonné.
 
– Quoi ? je demande, stupéfaite.
 
– Tout est fini, dit Ollie en me prenant dans ses bras. Harry peut rentrer chez lui en homme libre. Il me lâche et je le regarde fixement, paralysée par la surprise. J'ai peur d'y croire. Peur d'avoir mal entendu et que quelqu'un vienne me dire que le procès va reprendre d'un instant à l'autre.
 
Je me retourne vers Harry, mais il est toujours de dos. Le procureur, devant lui, parle d'un ton grave, mais si bas que je ne distingue pas un mot. Maynard est à côté de Harry, une main sur son dos, dans un geste quasi paternel.
 
– C'est vrai ? je demande à l'avocat allemand. Ce n'est pas une plaisanterie ?
 
– C'est vrai, dit-il avec un grand sourire et un regard compréhensif. Nous ne plaisantons pas avec ce genre de choses.
 
– Non, évidemment que non. Mais pourquoi ? Je veux dire...
 
Mais il se retourne pour répondre à la question d'un autre avocat. Je vois que le procureur a laissé
Harry, et une vague de joie déferle sur moi. À présent, peu importent les raisons.
 
– Harry ! dis-je d'un ton léger.
 
Son prénom est délicieux sur mes lèvres et j'ai envie de conserver en moi cet instant précieux où m'a été rendu l'homme que je craignais tant de perdre.
 
Il se retourne et j'imagine déjà ce que je vais voir sur son visage. Un regard illuminé par la joie, débarrassé de toute l'inquiétude qui pesait sur lui depuis le jour de la mise en accusation.
 
Mais ce n'est pas ce que je vois. Au lieu de chaleur, je ne vois qu'une lueur glacée dans ses yeux. Et son expression n'a rien de joyeux. Elle est vide et morne.
 
Décontenancée, je me rembrunis, puis je vole vers lui.
 
– Harry, je répète, en tendant la main. Ses doigts se referment sur les miens comme si j'étais une bouée de sauvetage durant une tempête. Oh, mon Dieu, Harry, c'est fini !
 
– Oui, dit-il d'une voix dure qui me fait frissonner. En effet.
 
Il me tient la main, mais ne prononce pas un mot durant le trajet jusqu'à l'hôtel. Sans doute est-il encore sous le choc, me dis-je. Sans doute ne parvient-il pas à croire que le cauchemar est vraiment terminé.
 
Nous sommes seuls. Les avocats sont restés là-bas pour régler toutes les questions administratives qui se présentent au terme d'un procès. Et je suppose qu'il doit y avoir encore plus à faire quand un procès se termine plus vite que prévu. Je laisse le silence durer encore, mais je n'en puis plus lorsque nous arrivons à l'hôtel.
 
– Harry, c'est fini. Ça ne te rend pas heureux ?
 
Moi, je me retiens d'exploser de bonheur en sachant Harry libre et hors de danger.
 
Il me regarde sans la moindre expression, puis un sourire éclaire son visage. Pas immense, mais sincère.
 
– Oui, concernant cela, je ne pourrais pas être plus heureux.
 
– « Concernant cela », je répète, décontenancée. Qu'est-ce qu'il y a d'autre ? Que se passe-t-il ? Pourquoi les accusations ont-elles été abandonnées ?
 
À cet instant, un voiturier ouvre la portière et Harry s'apprête à descendre. Réprimant mon agacement, je le suis. Harry me prend la main pour m'aider, puis il entremêle ses doigts aux miens, le temps que nous gagnions l'entrée de l'hôtel.
 
Je suis si perdue dans ce mélange de joie et de perplexité qu'il me faut une minute pour m'en rendre compte : les alentours débordent de journalistes et le personnel de l'hôtel forme une haie pour nous permettre de passer.
 
Harry faisait la une des journaux quand il était en procès pour meurtre. Maintenant que les accusations ont été levées, le sujet est encore plus brûlant.
 
Le concierge nous accueille avec une poignée de messages que je prends, car Harry ne semble pas s'y intéresser. Des félicitations, auxquelles le concierge ajoute les siennes. Harry le remercie aimablement, puis il m'entraîne vers l'ascenseur.
 
– Je me disais que nous pourrions nous arrêter au bar pour prendre un verre, dis-je.
 
Je mens. Je ne me suis rien dit de tel. Mais j'essaie de provoquer une réaction chez Harry, tout en m'en voulant de fabriquer un scénario où il va devoir faire un choix.
 
– Vas-y, si tu en as envie.
 
– Seule ? Un frisson me glace l'échine. Je commence à paniquer.
 
– Ollie va arriver d'un instant à l'autre. Je parie qu'il sera ravi de prendre un verre avec toi.
 
– Je n'ai pas envie de boire un verre avec Ollie, je réponds. Je suis fière de réussir à garder mon calme, alors que je n'ai qu'une envie, hurler. Car le Harry si prêt à me laisser prendre un verre avec Ollie McKee n'est pas l'homme que je connais et que j'aime. Harry, dis-moi ce qui ne va pas, je t'en prie.
 
– J'ai juste besoin de monter dans la chambre.
 
L'ascenseur arrive et, comme pour me le prouver, Harry y entre.
 
Je  le  suis,  puis  me  rembrunis  en observant son visage.  Pour  la  première  fois,  je  vois  les gouttelettes de sueur perlant sur son front, ses yeux injectés de sang, et son teint blême et cireux.
 
– Mon Dieu, Harry, dis-je en levant la main vers son front alors que l'ascenseur nous emporte vers la suite présidentielle.
 
– Je n'ai pas de fièvre, dit-il en se détournant.
 
– Alors qu'est-ce qu'il y a ?
 
Il lui faut un moment pour répondre. Puis il laisse échapper un long soupir.
 
– Je suis simplement contrarié.
 
– Contrarié ? je m'entends monter d'une octave. Parce que les accusations ont été abandonnées ?
 
– Non. Pas à cause de ça.
 
La porte de l'ascenseur s'ouvre et je le suis dans le couloir. Nous nous immobilisons devant la porte de notre suite.
 
– Alors, de quoi ? je demande avec un calme surnaturel pendant qu'il glisse sa carte dans la serrure. Bon sang, Harry, mais réponds-moi ! Dis-moi ce qui s'est passé aujourd'hui.
 
La diode passe au vert, il pousse la porte et entre dans la suite. Je ne sais pas si c'est réel ou si je l'imagine, mais sa démarche me paraît hésitante, comme s'il craignait que le sol se dérobe sous ses pieds. Jamais je ne l'ai vu ainsi et je commence à avoir peur.
 
Il a beau se prétendre contrarié, je ne le crois pas. Quand Harry est contrarié, il se déchaîne. La

 
célèbre colère explose et il se lâche sur tout ce qui l'entoure. Il se lâche même sur moi.
 
Mais pour l'instant, on dirait que le pouvoir lui glisse entre les doigts comme du sable. Il ne me semble pas contrarié. Plutôt fracassé. Et ça me fait affreusement peur.
 
– Harry, je répète. S'il te plaît...
 
– Nikki...
 
Il m'attire brutalement vers lui et, bien que surprise, je pousse presque un cri de joie. Oui, je pense. Embrasse-moi, touche-moi, utilise-moi. Quoi qu'il lui faille, je le lui donnerai. Et il le sait. Bon sang ! Il ne le sait que trop bien.
 
Mais il ne fait rien, à part passer la main dans mes cheveux sans me lâcher.
 
– Harry !
 
J'ai l'impression que son prénom m'est arraché, je me force à lever la tête et j'écrase mes lèvres sur les siennes en un fougueux baiser. Il me le rend immédiatement, d'une bouche dure et exigeante, me collant contre lui d'une main impérieuse. Le baiser est brutal. Violent. Il me mord la lèvre, je sens le goût du sang et ça m'est égal. Au contraire, c'est comme si je prenais mon essor, poussée par la passion et le désir qui le parcourent.
 
Son corps se raidit contre le mien, et sa main descend pour empoigner mon cul. Il me serre contre lui et je sens son sexe durcir sous son pantalon. Je me frotte contre lui, ruisselante de ce soulagement ardent qui bouillonne en moi. Il est de retour. Le revoici.
 
Mais ce n'est qu'une illusion, car brusquement il me repousse, hagard, perdu, haletant. Il se ressaisit en s'appuyant sur le dossier d'une chaise et se détourne de moi. Mais il est trop tard. J'en ai trop vu, et dans ses yeux j'ai lu de l'horreur.
 
Je reste paralysée d'impuissance. Il m'a repoussée et je ne sais comment revenir à lui.
 
– Ne fais pas ça, je chuchote.
 
C'est tout ce que je parviens à lui dire. Je crois qu'il ne va pas relever, mais il se redresse et j'étouffe un cri en voyant son teint livide. Je me précipite sur lui et passe la main sur sa joue. Sa peau est moite et glacée.
 
– J'appelle le médecin de l'hôtel.
 
– Non.
 
Il me fixe et je vois la douleur dans son œil couleur d'ambre, mais le noir est aussi vide et lointain que la nuit. Il va s'asseoir sur le sofa, les coudes sur les genoux et le front dans les mains.
 
– Harry, je t'en prie. Peux-tu me dire ce qui se passe ? Ne peux-tu pas me parler ?
 
– Non, répond-il, immobile.
 
Ce simple mot me déchire brutalement comme une lame de scie déchiquette une peau innocente.
 
Je pourrais le faire. Un seul et simple geste rapide. Je pourrais le faire et je me laisserais guider par la douleur. Pour retrouver Harry. J'ai besoin de ce repère. J'ai besoin...
 
Non !
 
Je tressaille et me détourne. S'il relève le nez, pas question qu'il voie dans quelle direction mes pensées se sont aventurées. Pas question qu'il voie l'effort que je fais pour ne pas bouger. Pour ne pas me précipiter dans la salle de bain et fouiller dans sa trousse de toilette en cuir. En sortir son rasoir, enlever la lame, cette petite lame si tranchante. Si délicieusement tentante...
 
Je me concentre sur ma respiration. J'ai pris l'habitude de m'appuyer sur la force de Harry, et à présent je ne peux que me demander si je serai capable de me débrouiller à nouveau seule.
 
Il s'allonge sur le sofa, mais il garde les yeux ouverts et me tend la main. Je vais m'agenouiller auprès de lui, je la prends et la serre contre moi, le cœur gonflé. Je suis terrifiée à l'idée que le bonheur ne soit que passager, que l'univers corrige sa trajectoire et transforme notre romance en tragédie.
 
– Je t'aime, dis-je, désespérée.
 
En réalité, je veux lui faire comprendre qu'il m'effraie.
 
Il porte ma main à ses lèvres et dépose un baiser sur mes doigts.
 
– Je vais faire une sieste.
 
Ses paupières sont lourdes.
 
– Oui, bien sûr.
 
Son excuse tient la route. Je me jette dessus et ne la lâche plus. Après tout, notre nuit a été courte, et je sais qu'il n'a pas bien dormi. Je le sais, car je n'ai pas bien dormi non plus ; et chaque fois que je me réveillais, je le voyais fixer le plafond ou se retourner dans le lit. Il n'était calme que lorsqu'il me serrait contre lui.
 
Ce souvenir m'apaise. J'ignore ce qui se passe avec Harry en ce moment, mais au fond je sais qu'il a autant besoin de moi que moi de lui.
 
Je serre sa main dans la mienne avant de la lâcher. Je lui enlève ses chaussures, puis je prends une couverture et l'étends délicatement sur lui. Il a déjà fermé les yeux et sa respiration est régulière.

 
Je m'apprête à sortir du salon pour gagner la chambre sur la pointe des pieds, quand j'entends la sonnerie de son téléphone. J'étouffe un juron et retourne au divan, pas question que le téléphone le réveille. Je sors l'appareil de la poche intérieure de sa veste. Le numéro m'est inconnu et je décroche dans l'idée de prendre un message.
 
– Téléphone de Harry Styles, dis-je à mi-voix en m'éloignant pour ne pas le déranger. J'entends une brève inspiration, puis c'est le silence. Allô ?
 
Et la communication est coupée. Je fronce les sourcils, mais sans m'inquiéter plus que ça. Je mets l'appareil sur vibreur et le laisse sur la table pour que Harry puisse le retrouver sans peine.
 
Arrivée dans la chambre, j'enlève le tailleur Chanel que je portais au tribunal. J'enfile une robe jaune vif, espérant que cette couleur joyeuse me remontera le moral. Je garde le collier de perles et le caresse, en songeant aux doigts de Harry qui me l'a mis au cou ce matin. Je m'allonge sur le lit et m'efforce de dormir, mais le sommeil me fuit et mon humeur ne s'arrange pas. Cela finit par devenir insupportable. Je n'ai aucune réponse et je ne vois qu'une solution pour les obtenir.
 
Je sors mon téléphone et j'envoie un texto : « C'est Nikki. Il faut que je vous voie. Vous êtes à l'hôtel ? Où puis-je vous retrouver ? ».
 
Je retiens mon souffle en attendant la réponse, espérant qu'il n'ignorera pas ma demande. Il se passe tant de temps que je commence à me dire que c'est précisément ce qu'il fait. Puis la réponse arrive et je pousse un soupir de soulagement.
 
« Chambre 315. »
 
 
Je prends mes affaires et me précipite vers l'ascenseur. Je veux arriver là-bas avant qu'il ne change  d'avis.  Je  suis  si  pressée  que  je  tambourine  de  l'index sur  le  bouton d'appel.  Quand l'ascenseur arrive enfin, j'y trouve un couple d'adolescents ayant chacun la main dans la poche arrière du jean de l'autre. Le spectacle me fait sourire et je me détourne, craignant que ce simple étalage public d'affection me fasse pleurer.
 
Je descends avant eux au troisième, prends un instant pour m'orienter, puis descends rapidement le couloir jusqu'à la porte de la chambre 315. Je frappe et j'attends. Avec un soupir de soulagement, je vois la porte s'ouvrir sur Charles Maynard.
 
– Merci de me recevoir, dis-je. Harry est... eh bien, il fait une sieste.
 
Un euphémisme pour « Il est au bout du rouleau », et je crois que Maynard a saisi.
 
– Asseyez-vous, dit-il en me désignant le canapé. Voulez-vous boire quelque chose ? Je venais de rentrer quand j'ai reçu votre texto. J'envisageais de commander un déjeuner.
 
– Non merci, dis-je tandis qu'il se sert généreusement en scotch.
 
– Vous devez être soulagée, dit-il.
 
Voilà probablement la phrase la plus ridicule qu'on m'ait jamais dite.
 
– Évidemment que oui, je rétorque d'un ton plus agacé que je n'aurais voulu.
 
– Pardonnez-moi... J'ai dû vous paraître condescendant.
 
Je m'affaisse un peu.
 
– Je suis venue vous voir parce que je ne comprends pas ce qui s'est passé. Il faut que je le sache. Harry...
 
Impossible d'achever ma phrase. Je ne peux pas dire, même à cet homme qui connaît Harry depuis l'enfance, que pour une raison que j'ignore ce non-procès semble l'avoir brisé.
 
Je ne peux pas non plus m'en aller. Maynard est ma seule possibilité d'obtenir des réponses, et je ne peux repartir sans savoir.
 
J'attends donc dans le silence troublé seulement par le bourdonnement de la climatisation. J'ai peur que Maynard ne dise rien et que je sois forcée de lui raconter que Harry est remonté à notre chambre comme un zombie. Qu'il s'est assoupi sur le canapé. Qu'il semble éprouvé comme après un combat.
 
Je ne veux pas lui raconter cela, car d'une certaine manière ce serait un peu trahir Harry. Harry Styles n'est pas un homme qui montre sa faiblesse et le fait qu'il me l'ait laissé voir n'est qu'une preuve supplémentaire de sa confiance en moi. Je ne peux pas la trahir. Mais, du coup, je ne peux rien dire ni expliquer la raison de ma venue.
 
Dieu merci, Maynard vient à mon secours.
 
– Il est angoissé, c'est ça ?
 
–Que s'est-il passé au tribunal? Pourquoi l'affaire a-t-elle été classée sans suite ? Maynard me considère un moment et je vois qu'il hésite à me répondre. Je vous en prie, Charles. J'ai besoin de savoir.
 
Quelques secondes passent encore, puis il hoche la tête. Bien que très bref, ce geste semble tout changer. Je me sens plus légère. Je respire mieux. Je me penche en avant, sans plus m'inquiéter de ce qu'il va me dire, attendant simplement d'apprendre la vérité.
 
– La cour a reçu des photos et un enregistrement vidéo, dit Maynard. Voilà ce qui s'est passé après les préliminaires. C'est pour cette raison que nous nous sommes réunis dans l'antichambre. Les images ont été diffusées à l'accusation et à la défense. À la lumière de ces pièces, le tribunal a décidé de renoncer aux poursuites.
 
– Le tribunal ? Je croyais qu'il revenait au procureur de décider de cette question.
 
– C'est le cas aux États-Unis, où le procureur a un grand pouvoir. Mais pas en Allemagne. La décision finale incombe au tribunal, et l'accusation et la défense ont présenté un rapide argumentaire en faveur de la décision de classer sans suite.
 
J'opine, même si cela ne m'intéresse pas trop de savoir qui a eu le pouvoir de ne pas poursuivre Harry. J'aimerais surtout savoir pourquoi.
 
– Très bien, dis-je avec raideur. Dites-moi ce qu'il y avait sur ces photos et cette vidéo.
 
Maynard contemple les documents étalés sur la table basse, puis les classe d'un air distrait.
 
– Exactement ce que Harry ne voulait pas dévoiler. Il lève les yeux vers moi. Ne me demandez pas de vous en dire plus, Nikki. Rien que cette précision enfreint la clause de confidentialité.
 
– Je vois.
 
J'ai du mal à parler, les sanglots me nouent la gorge. Je ne sais pas exactement ce que montrent ces images, mais je comprends de quoi il s'agit. Et aussi pourquoi les voir a tant éprouvé Harry.
 
Je me lève, car je tiens absolument à retourner auprès de lui. Le serrer contre moi, le caresser, et lui dire que tout ira bien. Que personne d'autre n'est au courant.
 
À ce moment, une pensée affreuse m'effleure.
 
– Le tribunal va-t-il rendre ces trucs publics ?
 
– Non, répond fermement Maynard. Harry en a reçu une copie, et le tribunal a ordonné que la pièce originale soit placée sous scellés.
 
– Tant mieux, dis-je, m'apprêtant à partir. Merci de m'avoir expliqué.
 
– Donnez-lui un peu de temps, Nikki. Ça été un choc, mais ça ne change pas grand-chose au fond. Il n'y avait rien sur ces photos qui n'appartenait pas déjà à son passé.
 
J'acquiesce, le cœur brisé pour le garçon qui a dû vivre ce cauchemar. Je remercie Maynard, puis je sors dans le couloir et referme la porte. Je prends une profonde inspiration et m'appuie contre le battant. Je frissonne et me laisse glisser jusqu'à terre, incapable de me soutenir. Le front sur les genoux, les bras autour de mes jambes, je pleure.
 
Pas étonnant que Harry soit effondré. La seule chose au monde qu'il ne voulait pas rendre publique vient de tomber du ciel comme une météorite et de se fracasser sur son crâne. Bien sûr, les photos sont sous scellés à présent, mais les juges les ont vues et les avocats aussi. Et ces photos venaient bien de quelqu'un. Ce quelqu'un doit encore avoir des copies.
 
Merde !
 
J'ai besoin de retrouver Harry. De le prendre dans mes bras, de le rassurer. Je me relève et me dirige lentement vers l'ascenseur, l'appelle pour remonter à la suite, avant de me maudire pour mon égoïsme. Comment ça, j'ai besoin de le retrouver ? J'ai besoin de le prendre dans mes bras ? Ce dont Harry a besoin, c'est de repos, il me l'a dit lui-même. Ce que je désire, ce dont j'ai besoin peut attendre.
 
Je décide de descendre, mais je n'ai pas envie d'attendre. Il faut que je bouge. Et si je ne peux pas rejoindre Harry, j'irai ailleurs. Je jette un coup d'œil dans le couloir, soudain désemparée. Au bout, un panneau lumineux indique l'escalier. Je me hâte dans cette direction, puis je me déchausse et, mes souliers à la main, je dévale les trois étages pieds nus. Cela me fait du bien, cela me paraît naturel. Et quand j'arrive en bas, je remets mes chaussures et sors dans le hall.
 
Je ne sais pas très bien ce que je compte faire. La journée a été si longue et je suis si épuisée que voir le soleil filtrer par les fenêtres me surprend. Pourtant, nous sommes encore au début de l'après- midi d'une magnifique journée d'été.
 
Je me tourne vers l'entrée, mais je suis arrêtée par le vibreur de mon téléphone. Je le sors de mon sac à main, pensant que c'est Harry.
 
C'est un texto d'Ollie. « Retourne-toi. »
 
J'obéis. Il est derrière moi, à quelques pas de l'entrée du bar. Il me fait signe de la main. Malgré moi, je souris et lui fais signe à mon tour.
 
Il reprend son téléphone et je le vois taper un autre message. Une seconde plus tard, mon téléphone vibre.
 
« Dites-moi, madame. Je peux vous offrir un verre ? »
 
Je ne peux m'empêcher de rire. « Un peu tôt, non ? » Je tape le message, mais pas moyen de l'envoyer, car je n'ai plus de batterie. Zut ! J'ai oublié de le recharger quand nous sommes rentrés du lac hier soir.
 
Je le brandis bien en évidence pour qu'Ollie le voie et, dans un geste théâtral, le laisse tomber dans mon sac à main, comme on se débarrasse de quelque chose d'inutile et d'un peu répugnant. Puis je le rejoins. Il entre avant moi et quand j'arrive à mon tour, je le trouve assis au bar. Le serveur s'approche : il pose un cocktail devant Ollie et un bourbon sur glace devant moi.
 
– Merci, dis-je, à la fois à Ollie et au barman. Il est un peu tôt.
 
– Ce n'est pas l'impression que j'ai, répond Ollie. Pas aujourd'hui, en tout cas.
 
– Non, effectivement, j'opine en buvant une gorgée de bourbon. Il remue son cocktail avec l'olive embrochée sur un pique-fruit.
 
– Je suis content que Styles soit innocenté. Vraiment. Je te le jure.
 
Je le regarde avec attention, car je ne comprends pas pourquoi il me dit ça. Mais c'est comme une éclaircie dans une journée pourrie qui aurait dû être merveilleuse. Du coup, je me rabats sur la seule attitude possible, je le remercie en souriant.
 
– Je pensais que vous vous seriez isolés pour fêter ça, dit-il.
 
– Harry dort.
 
– Il doit être épuisé. C'est aussi mon cas. Ç'a été une sacrée cavalcade.
 
Je n'en peux plus de ces petites amabilités.
 
–Tu es au courant ? je lui demande. Tu sais pourquoi l'affaire a été classée sans suite ?
 
– Tu tiens vraiment à ce que je franchisse cette limite ? demande-t-il en m'observant.
 
Je réfléchis. Je pense à Harry, qui semble tellement accablé. Jusqu'ici, j'ai refusé d'écouter ce qu'Ollie me disait sur Harry ; mais à présent, j'ai peur de ne pas pouvoir l'aider si je ne sais pas ce qu'il y a sur ces photos.
 
– Oui, dis-je sans hésiter. Je veux le savoir.
 
– Oh ! merde, Nikki... soupire-t-il. Je n'en sais rien. Pour une fois, je ne peux rien te dire du tout. Désolé.
 
Au lieu d'être irritée, je suis immensément soulagée. Quoi qu'il y ait sur ces photos, je n'ai pas envie qu'Ollie le sache.
 
– Ça ne fait rien, dis-je en fermant les yeux. Ça ne fait rien... Il boit une longue gorgée de son cocktail.
 
– Bon, tu veux déjeuner quand même ? Faire un tour ? Imaginer les conversations des gens assis aux autres tables ?
 
Je souris faiblement. D'un côté, j'ai envie de dire oui, d'essayer de réparer ce qui s'est cassé entre nous. Mais d'un autre côté...
 
– Non, dis-je en secouant la tête. Je ne suis pas encore prête.
 
– D'accord, dit-il, apparemment un peu déçu. Ce n'est pas grave. Nous verrons ça quand nous serons rentrés. Il passe distraitement le bout de l'index sur le bord de son verre. Tu as eu Jamie au téléphone ?
 
– On n'a pas beaucoup parlé, dis-je. J'étais préoccupée.
 
– Oui, j'imagine. Elle t'a dit que ce salaud de Raine l'avait fait virer du tournage de la pub ?
 
– Oh ! merde... je murmure, effondrée. Quand ?
 
– Juste après ton départ.
 
– Elle ne m'a rien dit. Je sais qu'elle ne voulait pas que je me fasse de souci pour elle, à cause du procès de Harry, mais j'ai l'impression de ne pas avoir été à la hauteur. Comment elle prend ça ? je demande. Elle a passé des auditions ?
 
– Aucune idée. Je ne l'ai pas revue depuis. Je reste loin de la tentation, ajoute-t-il sans me regarder.
 
– Il ne devrait pas y avoir de tentation, dis-je. En tout cas, si Courtney est la femme de ta vie.
 
– C'est vrai, ça ? demande-t-il avec un regard aigu. Ou bien c'est juste un mythe romantique ?
 
– C'est vrai, dis-je en pensant à Harry. Il n'y a pas plus vrai au monde.
 
– Peut-être que tu as raison...
 
Je suis un peu peinée, car il ne devrait pas être triste de me dire ça. Surtout qu'il s'apprête à se marier.
 
Il secoue la tête comme pour chasser des pensées noires, puis il vide son verre.
 
– Je vais aller m'allonger sur mon lit, fermer les yeux et laisser tourner le monde. Et toi ?
 
Je pense à Harry. Si  je remonte, je vais avoir envie de le toucher, ne serait-ce que pour m'assurer qu'il est bien là, qu'il est réel. Mais il a besoin de dormir, et pour l'instant c'est la seule chose que je sois en mesure de lui offrir.
 
– Je vais sortir, je réponds. J'ai besoin de faire un peu de shopping-thérapie.

Trilogie Styles [Tome 3]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant