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Elles apparaissent dans son esprit en se réveillant d'une nuit difficile ou en pleine journée quand les issues au quotidien ne semblent plus exister. Elles l'assaillent quand il repense à l'année passée, à sa vie toute tracée et à comment tout à basculer.

L'aboiement de Crush réveille Naël, qui s'était endormi dans l'alcôve d'un bâtiment, l'animal blotti contre son cœur. Voyant son maître si paisible, le chien est resté immobile jusqu'à ce qu'il ressente le désarroi de Naël dans son sommeil. Naël ouvre les yeux, se rendant compte de l'endroit où il se trouve alors que les images de sa nuit s'effacent, les rayons du soleil d'hiver chatouillant sa rétine. Il serre le chien contre lui, tandis que Crush lui lèche le menton, trouvant du réconfort auprès de son fidèle compagnon à quatre pattes.

— Je ne mérite pas un ami aussi gentil que toi Crush.

Entraîné dans une cascade infernale de refus, de pertes et de désespoir, Naël est passé d'une place au Conservatoire national supérieur de Paris et des meilleures études pour devenir violoniste, à la triste loi de la jungle de la rue Parisienne, en s'écroulant petit à petit. Mauvais conseils, auditions bancales et perte de confiance l'ont menés à la dépression ; il n'a plus été capable de suivre les cours et d'aller à son boulot étudiant. Avant l'été, Naël s'est fait viré de son studio. Le jeune homme a pu vivre un peu plus de 3 mois sur ses économies, passant d'auberges en auberges, de airbnb en canapés de connaissances lointaines, jusqu'à ce qu'il n'est plus rien d'autre que ses yeux pour pleurer.

Naël aurait sombré sans lui, comme Crush serait probablement mort de faim ou de maladie sans le garçon. Depuis deux mois, ils vivent l'un avec l'autre. L'un pour l'autre, dans cette vie peu recommandable et difficile. Crush est apparu quelques jours après que Naël ait perdu ses derniers repères, et il fut comme l'aube après une nuit interminable de tempêtes.

Et malgré la lumière que représente Crush, le quotidien de Naël est un méli-mélo de problèmes et de questionnements. Être sans domicile est loin d'être simple et de tout repos, en particulier quand on a plus d'idées pour l'avenir. Cependant, tout cela disparaît une heure par jour. Une petite heure durant laquelle Naël respire de nouveau, et où plus rien ne compte, à part la musique.

Il lui a fallu du temps pour rouvrir son étui, sortir son violon et avoir le courage d'y poser son archet. Le temps de comprendre que les refus à ses auditions pour devenir violoniste n'était pas la seule faute de son talent. Ce violon que Naël tient à cœur, cet instrument qui lui offrait un avenir, une carrière jusqu'à ce qu'il laisse tout tomber, ses parents lui ont offert pour ces 10 ans quand enfant, Naël s'avérait particulièrement doué jusqu'à avoir un premier solo au concert de fin d'année du Conservatoire de Saint-Malo. D'années en années, Naël rendait fiers ses parents et ses professeurs. Aujourd'hui, il ne fait plus la fierté de personne. Il fait au moins le bonheur des passants, dans le jardin des Tuileries.

Le musicien s'y rend chaque jour possible et se pose devant une petite fontaine qui ne paie pas de mine. Aujourd'hui n'y fait pas défaut. Naël fait le chemin dans le froid, espérant que la météo motivera les gens à faire quelques dons. Arrivé au jardin, il s'installe au meilleur endroit, dépose son sac et son étui. Avec précaution, il ouvre ce dernier et en sort son deuxième bien le plus précieux. Crush s'assoit près de son maître pendant que celui-ci enlève ses gants. Naël se fait violence pour combattre la sensation de l'air glacé. Fermer les yeux l'aide à se canaliser, inspirer profondément à se concentrer, et d'instinct sa main gauche dépose l'instrument sur son épaule. Son archet, prolongement de son bras, dicte ses pensées. La première note sonne sans qu'il ne cherche à la produire pour démarrer le premier morceau de la journée, et Naël plonge entier dans sa musique, aussi naturellement qu'il respire.

Avant même qu'il ne connaisse la sensation de ses doigts sur les cordes, du bois contre ses paumes, des vibrations dans ses os, la vie de Naël était toujours tournée vers la musique. Tantôt, une balade douce et mélancolique. Tantôt, un rock endiablé. Voir même une comptine, qui fait retomber en enfance. Il suivait le rythme que faisait la vie, que produisait les gens autour de lui et le monde dans lequel il vivait. Il en extirpait les rythmes, les harmonies, les octaves. Chaque sonorité. L'hymne de la vie. À chaque étape de son histoire, Naël posait un nom : jazz, folk, opéra, pop. Son existence était un concert. Et depuis qu'il jouait lui-même, il en contrôlait les notes. C'est ainsi qu'il a été capable de tout abandonner pour suivre ses espoirs.

Son violon, c'est son outil. Avec lui, il contrôle. Alors, il se met à jouer.

Lors des trois premières minutes, personne ne l'écoute. Naël commence par jouer la partition, apprise par cœur, de l'Hiver, extrait des quatre saisons de ce cher Vivaldi. Il a toujours eu à cœur ce morceau, celui avec lequel il a vu pétiller les yeux de sa mère la première fois. Après deux bonnes minutes, Naël ralentit le rythme. Les yeux toujours fermés, il se concentre sur les mouvements, sur la sensation rugueuse de la corde, frottant contre la pulpe de ses doigts. Puis doucement, les accords changent avec un enchaînement longuement travaillé, qui le mène de l'Hiver à l'Expérience. De Vivaldi à Einaudi.

Sur les premières notes de sa nouvelle musique, il le sait, personne ne s'arrête. Mais quand il entame le refrain, les premières têtes pivotent dans sa direction. Naël n'est plus un fantôme, plus une ombre, du moins pendant le temps de sa musique.

Les morceaux s'enchaînent. Ce ne sont jamais les mêmes rythmes, ainsi, il est certain d'accrocher l'attention. Et cela, il en a besoin. Plus il obtient la sollicitude des passants, plus son étui se remplit. Pièces, billets, peu lui importe, ce dont il a besoin c'est de pouvoir continuer, de survivre un jour de plus, sans oublier son ami fidèle, qui ne manque pas de ponctuer quelques notes d'un aboiement aigu.

Crush a tendance à attirer davantage la sympathie du public, avec sa bouille enjôleuse. Comme le dit si souvent Naël : personne ne peut résister au museau boudeur d'un cocker si gentil, surtout avec sa couleur atypique noir profond. Et le mieux, c'est quand il commence un duo avec son maître.

Après un moment, Naël ouvre les yeux pour voir une petite foule écouter sa reprise de Over the rainbow, sur un rythme soutenu ; Crush, hurlant en accord avec la cadence, amusant les spectateurs pour sa dernière musique. Alors, il se lâche complètement. Fini le gosse figé en jouant ses classiques, il accorde ses mouvements à l'air qu'il produit, dansant presque, en se fichant du jugement. Pendant encore les quelques notes que durent son morceau, il est libre.

Quand la partition est finie, retour au silence. Il s'éternise pendant quelques secondes durant lesquelles il savoure la beauté du silence. Puis les applaudissements des spectateurs restants arrivent. Cela ne fait rien à Naël, puisqu'il ne se nourrit pas de la gloire, uniquement de la musique. S'il le pouvait, il jouerait toute la journée, seulement avec les six degrés moyens en cette période c'est impossible, ses doigts ne le supporteraient pas.

Il attend le départ du dernier curieux pour vérifier le contenu de son étui. Après comptage, un sourire s'infiltre sur son visage. Quand Crush se décide enfin à lever son museau de l'étui, Naël le regarde avec affection.

— 5 euros 63, ce n'est pas si mal ! s'écrit-il.

Sa journée aura été bien productive et en hiver, les gens sont plus généreux. Naël pourra se payer un repas convenable ou au moins un café chaud, et une pâté pour son compagnon à quatre pattes.

MelodyOù les histoires vivent. Découvrez maintenant